Commentaire sur l’affaire Cowichan Tribes c. Canada (Procureur général)
Évaluation immobilière au Canada
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Cet article sera ma dernière contribution à ce vénérable périodique – il est temps de passer le flambeau. Je remercie l’Institut canadien des évaluateurs (ICE) et la communauté des évaluateurs de m’avoir donné l’occasion, au fil des ans, de réfléchir « à haute voix » sur les développements juridiques qui ont une incidence sur la communauté des évaluateurs. Ce fut un parcours des plus intéressants.
L’un des thèmes récurrents de mes articles passés est l’évolution de la jurisprudence relative aux titres et aux droits ancestraux des Autochtones au Canada. Pour cette dernière contribution, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (BCSC) a très récemment ajouté un nouveau chapitre passionnant qui ne manquera pas de susciter des débats, de nouveaux appels, une inquiétude non négligeable parmi les propriétaires fonciers et des défis pour la communauté des évaluateurs.
En mars 2014, la nation Cowichan a déposé une demande civile devant la BCSC pour faire valoir son titre aborigène sur environ 1 846 acres de terres situées sur la rive sud de l’île Lulu, à Richmond, en Colombie-Britannique (les « terres revendiquées »). Le 9 septembre 2019, le procès a commencé. Après quelque 513 jours de procès et un délai supplémentaire pour la délibération de la cour, l’affaire Cowichan Tribes c. Canada (Procureur général), 2025 BCSC 1490 [Cowichan] a été rendue publique le 7 août 2025. La cour a rendu plusieurs déclarations, dont une reconnaissant le titre autochtone sur les terres revendiquées et une autre déclarant que certains titres en fief simple et intérêts sur les terres revendiquées étaient viciés et invalides.
On ne s’étonnera pas que la décision de la BCSC dans l’affaire Cowichan constitue que la première étape du litige dans cette affaire. L’un des défendeurs, la province de la Colombie-Britannique, a déjà annoncé son intention de faire appel de la décision. Les autres défendeurs ne devraient pas tarder à faire de même. L’affaire est largement relayée par les médias, qui évoquent le spectre d’un titre aborigène ayant préséance sur le titre en fief simple.
La lecture de la décision Cowichan permettrait d’évaluer la justesse des préoccupations exprimées dans les publications médiatiques, mais il est probable que peu de personnes se donneront la peine d’examiner les motifs du jugement. Cowichan est un document volumineux – 673 pages selon mon imprimante. L’examen des preuves par le tribunal est exhaustif, les arguments présentés par les parties sont examinés en détail et l’analyse du tribunal est approfondie.
Dans les quelques paragraphes d’espace dont je dispose ici, il m’est impossible de rendre justice à toutes les preuves, arguments et analyses du tribunal présentés dans Cowichan. Mon objectif en portant cette affaire à l’attention de la communauté des évaluateurs est de souligner l’impact potentiel que cette décision pourrait avoir sur l’évaluation des droits en fief simple. Cowichan laisse présager un avenir plus difficile pour les évaluations.
Les terres revendiquées
Les terres revendiquées sont décrites dans les annexes A et B des motifs du jugement rendu par le tribunal. Dans le résumé fourni dans Cowichan, le tribunal écrit que la nation Cowichan :1
- « … occupait plusieurs villages d’hiver sur la côte est de l’île de Vancouver, depuis l’actuelle baie de Cowichan au sud jusqu’à Chemainus au nord… » ainsi que des villages d’hiver dans d’autres endroits. Chaque été, ils se rendaient en masse dans leur village permanent situé sur le bras sud du fleuve Fraser.
- « En 1853, le gouverneur James Douglas a déclaré aux Cowichan que la reine lui avait confié la mission spéciale de les traiter avec justice et humanité, tant qu’ils restaient en paix avec les colonies. Il s’agissait d’une promesse solennelle qui engageait l’honneur de la Couronne, principe constitutionnel qui exige que la Couronne agisse de manière honorable dans ses relations avec les peuples autochtones… » 2
- De plus, en 1859 et 1860, Douglas a exclu les établissements indiens des processus de cession des terres de la Couronne dans le but de créer à terme des réserves indiennes.
- Les réserves correspondant aux terres revendiquées n’ont jamais été créées. Au lieu de cela, au fil des ans, les terres ont été arpentées et de nombreuses concessions domaniales ont été accordées en pleine propriété. En 2014, lorsque la nation Cowichan a intenté son procès, les terres revendiquées étaient détenues par la Couronne provinciale et fédérale, la ville de Richmond et l’autorité portuaire de Vancouver Fraser, qui étaient toutes parties défenderesses dans le procès. Il existe également des tiers, personnes physiques et morales, qui détiennent des droits de propriété en fief simple sur certaines parties des terres revendiquées, mais la nation Cowichan n’a pas poursuivi ces tiers.3
Points sélectionnés abordés dans l’affaire Cowichan
Afin de replacer dans leur contexte les déclarations de la cour dans l’affaire Cowichan, il est utile de souligner certains des points les plus saillants sur lesquels s’est appuyée la cour :
- » Le titre aborigène est un droit sui generis [c’est-à-dire unique en son genre, qui ne peut s’expliquer par référence au droit commun], fondé sur l’utilisation régulière et exclusive des terres. S’il est prouve, le groupe demandeur conserve le droit d’utiliser et de contrôler les terres et d’en tirer tous les avantages qui en découlent. L’intrusion de la Couronne ne peut se produire qu’avec le consentement du groupe, ou si ses activités sont justifiées par un objectif public impérieux et important et ne sont pas incompatibles avec son obligation fiduciaire envers le groupe…» ;4
- Les droits et intérêts aborigènes sont consacrés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle
de 1982 ;5 - La preuve du titre aborigène nécessite la preuve de l’occupation au moment où la Couronne a revendiqué pour la première fois sa souveraineté.6 Le tribunal a déterminé qu’il y avait suffisamment d’éléments pour établir l’occupation, l’exclusivité de l’occupation et la durée de l’occupation nécessaires pour fonder la revendication du titre aborigène ;7
- La loi concernant l’effet des droits en fief simple sur les terres visées par le titre autochtone est ambiguë et incertaine ; ni le titre aborigène ni le titre en fief simple ne sont absolus. Le titre aborigène grève les terres sur lesquelles des domaines en fief simple ont été concédés. L’exercice ou l’application des droits liés au titre aborigène et au titre en fief simple nécessite une conciliation ;8
- Le titre aborigène et les droits en fief simple ne sont pas des droits sans réserve ;9
- « Le titre aborigène […] découle de la possession avant l’affirmation de la souveraineté britannique, tandis que les domaines tels que le domaine en fief simple découlent du titre de la Couronne et apparaissent après coup. Le titre aborigène est antérieur à la colonisation britannique et survit aux revendications de souveraineté britanniques […] »10
- « La Colombie-Britannique a acquis son titre sous-jacent sur les terres de la province soumises au titre aborigène […] La propriété provinciale des terres est conditionnée par le titre aborigène […] »11
- « Le titre aborigène confère un droit sur la terre elle-même ».12
- Le titre aborigène signifie que la terre ne peut être aliénée sauf à la Couronne, qu’elle ne peut être grevée de manière à empêcher les générations futures de l’utiliser et d’en jouir, ni être aménagée de manière à priver les générations futures de ses avantages;13
- Bien que la jurisprudence relative à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 permette la possibilité d’une « atteinte justifiable » au titre et aux droits ancestraux, aucun des défendeurs n’a réussi à établir l’existence d’une telle atteinte.
Les déclarations faites par le tribunal
La nation Cowichan a demandé et obtenu du tribunal une réparation sous la forme des déclarations suivantes :14
- La nation Cowichan détient un titre aborigène sur les terres revendiquées ;
- Les concessions antérieures de la Couronne concernant les droits en fief simple sur les terres revendiquées constituent une atteinte injustifiée au titre aborigène ;
- Les droits en fief simple détenus par le Canada et Richmond sur les terres revendiquées sont viciés et invalides ;
- Le Canada a l’obligation de négocier de bonne foi avec
la nation Cowichan ; - La Colombie-Britannique a le devoir de négocier de bonne foi afin de concilier les droits de propriété en fief simple accordés par la Couronne et détenus par des tiers et les droits fonciers et de propriété libre accordés par la Couronne à Richmond ;
Il y a également eu une déclaration du droit aborigène de pêcher dans le bras sud du fleuve Fraser, qui impliquait un examen de la législation relative aux droits aborigènes (par opposition au titre aborigène), qui n’est pas abordé dans le présent document.
Il importe de noter que la nation Cowichan n’a pas réclamé de compensation financière. On ne sait pas quel aurait été le résultat si une telle demande avait été présentée.
Fondement de la réparation
La déclaration de la cour reposait essentiellement sur son interprétation des preuves selon lesquelles, en échange de l’accord de la nation Cowichan de maintenir la paix avec les colons, le gouverneur Douglas, au nom de la Couronne britannique, avait promis de réserver, et avait effectivement réservé, des terres pour la nation Cowichan15 et que rien dans les événements qui ont suivi l’engagement de Douglas ne prouvait un renoncement à cette intention, même si la création officielle de la réserve n’avait pas eu lieu. De l’avis de la cour, les preuves fournies par les paroles et le comportement des représentants du gouvernement confirmaient l’opinion selon laquelle des terres avaient été ou devaient être mises de côté pour la nation Cowichan, et la succession de lois et de documents constitutionnels servait à exprimer cette intention et à consolider la revendication du titre aborigène sur les terres revendiquées.
Avant que la Colombie-Britannique ne fasse partie du Canada, la Cour a estimé que la législation
en vigueur en matière foncière appuyait l’idée que les terres avaient été ou devaient être
« appropriées » (c’est-à-dire réservées) pour la nation Cowichan. Il n’y a jamais eu de déclaration expresse contredisant ce que Douglas avait initié.
La cour a estimé que lorsque la Colombie-Britannique a rejoint le Canada, sa compétence en matière de terres mises de côté pour les peuples autochtones a été transférée à la Couronne fédérale, de sorte que toute tentative provinciale d’accorder un droit de propriété en fief simple sur les terres revendiquées était dépourvue de fondement constitutionnel. En outre, avec l’entrée de la Colombie-Britannique dans la Confédération, la Couronne fédérale a assumé les obligations que la Colombie-Britannique avait contractées à l’égard des peuples autochtones, y compris la nation Cowichan.
La Cour a conclu que le titre aborigène de la nation Cowichan grève les terres sur lesquelles la Couronne a accordé des droits en fief simple. Les changements intervenus au fil des ans dans la propriété en fief simple n’ont pas supplanté le titre aborigène. Par conséquent, « … lorsque le titre aborigène et les droits en fief simple coexistent sur une même terre, les intérêts respectifs doivent être traités dans le cadre plus large de la réconciliation… » Le titre aborigène limite la propriété
privée ; il s’agit d’un droit antérieur et supérieur sur la terre.16
Pour la Cour, la question qu’il convient de poser est la suivante : « Que reste-t-il du titre en fief simple après la reconnaissance du titre aborigène sur les mêmes terres ?17
La ville de Richmond a fait valoir que le système Torrens pour les titres fonciers mis en œuvre dans la Land Title Act de la Colombie-Britannique (en particulier les articles 23 et 25) créait un titre inaliénable pour le propriétaire enregistré du droit de propriété en fief simple et, par conséquent, la ville a fait valoir que les droits de propriété en fief simple actuels prévalaient sur les revendications de la nation Cowichan. La cour a rapidement rejeté cet argument. Elle a estimé que le législateur n’avait pas l’intention de faire de l’article 23 un obstacle à une revendication de titre aborigène. La cour a estimé que le titre aborigène ne découle pas du titre de la Couronne. Elle a estimé que la Land Title Act vise uniquement à mettre en place un système d’enregistrement.
Conclusion : qu’est-ce que cela signifie pour les évaluateurs ?
Pour un évaluateur, l’affaire Cowichan entraîne des conséquences immédiates. La possibilité d’une revendication du titre aborigène oblige-t-elle l’évaluateur à en faire l’ajout sur la liste des hypothèses extraordinaires dans un rapport d’évaluation ? Si un client demande à un évaluateur d’intégrer dans son opinion sur la valeur la possibilité d’une revendication réussie du titre aborigène, comment l’évaluateur doit-il s’y prendre ?
Comment un évaluateur pourrait-il même identifier qui pourrait revendiquer un titre aborigène, quelles pourraient être les limites de la revendication foncière, quelle forme de réparation pourrait être demandée (par exemple, des déclarations de droit, des réclamations pécuniaires, etc.) et s’il existe des revendications concurrentes ou qui se chevauchent ? Le système d’enregistrement des titres fonciers n’apporte aucune aide. Comme le souligne la Cour dans l’affaire Cowichan, « aucune mise en garde, litispendance ou attestation de litige en cours ne peut être enregistrée pour avertir les acheteurs de l’existence d’une revendication territoriale non prouvée par les peuples autochtones ».18
Dans l’affaire Cowichan, la Cour n’a pas fourni de limites précises quant au territoire sur lequel la nation Cowichan détient un titre aborigène.19 On peut supposer que la cour a laissé cette question en suspens dans l’espoir ardent que les parties négocient les limites. Cela souligne le fait que dans chaque revendication de titre aborigène, si la revendication est prouvée, il reste nécessaire de mener une enquête pour déterminer les limites qui résulteront soit de négociations, soit d’un litige, deux processus qui risquent fort d’être longs.
Nous ne saurons pas avant un certain temps si la décision Cowichan sera confirmée en appel. Le processus ne sera pas rapide. Dans l’intervalle, l’incertitude règnera. Les risques liés à l’achat, à l’aménagement et à l’utilisation des terres ont été exacerbés.
Notes en fin de texte
- Cowichan, paragraphe 6
- Cowichan, paragraphes 1657-2081 pour les preuves et l’analyse ayant conduit à cette conclusion concernant la promesse et l’appropriation de Douglas, y compris les événements postérieurs à Douglas
- Cowichan, paragraphe 44
- Cowichan, paragraphe 525
- Cowichan, paragraphe 527
- Cowichan, paragraphe 530
- Cowichan, paragraphes 525-1656
- Cowichan, paragraphe 2141
- Cowichan, paragraphes 2176-2181
- Cowichan, paragraphe 2183
- Cowichan, paragraphe 2186
- Cowichan, paragraphe 2308
- Cowichan, paragraphe 2310
- Cowichan, paragraphes 7, 75, 3724
- Cowichan, paragraphes 1811-1838
- Cowichan, paragraphes 2188-2194
- Cowichan, paragraphe 2193
- Cowichan, paragraphe 2252
- Cowichan, paragraphe 31
Cet article a pour but de susciter la discussion et d’amener les praticiens à prendre conscience des enjeux dans le domaine du droit . Il ne doit pas être considéré comme un conseil juridique. Toute question relative à cet article dans des circonstances particulières devrait être posée à des praticiens qualifiés du droit et de l’évaluation.

