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Indemnisation en cas d’expropriation par interprétation (de facto) –ignorer le régime

Évaluation immobilière au Canada

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2023 – VOLUME 67 – Tome 3
Indemnisation en cas d’expropriation par interprétation (de facto) –ignorer le régime
John Shevchuk, Avocat plaidant, C.Arb, AACI (Hon)

Par John Shevchuk

Avocat plaidant, C.Arb, AACI (Hon)

Définition de l’expropriation par interprétation

En 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) revoyait le double test à appliquer pour décider si une branche du gouvernement a exproprié par interprétation le bien immobilier d’un propriétaire. Une expropriation est faite ‹ par interprétation › (de facto) s’il y a ‹ appropriation effective d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation ›. Toutes les situations où on réglemente l’utilisation d’une propriété ne sont pas nécessairement des prises par interprétation. Il doit y avoir une privation de l’utilisation et de la jouissance d’une manière appréciable et déraisonnable.1

L’enquête entreprise par les tribunaux consiste à décider :2

  • premièrement, si l’autorité publique a acquis un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou un droit découlant de ce bien; et
  • deuxièmement, si la mesure prise par l’État a supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds.

Le test est énoncé simplement, mais son application est difficile et dépend fortement des faits présents dans chaque cas.3

Principe dégagé dans l’arrêt Pointe Gourde

Une fois que l’expropriation par interprétation est établie, la question de l’indemnisation du propriétaire se pose. Un principe général d’indemnisation dans le droit de l’expropriation veut que l’on ignore l’effet du ‹ régime › d’expropriation sur la propriété visée. Le propriétaire ne doit pas être payé plus ou moins au titre du régime.4 Ce principe, communément appelé principe de Pointe Gourde, tire ses origines de la common law, mais il a depuis été codifié dans plusieurs juridictions d’expropriation.5

Le principe de Pointe Gourde sera étudié par la CSC en novembre 2023 lorsqu’elle entendra l’appel de la décision rendue par la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador (CATNL) dans la cause Lynch v. St. John’s (City) 2022 NLCA 29 (Lynch).

En 2016, la CATNL concluait que la propriété des Lynch avait été expropriée par interprétation et ordonnait que la cause soit référée à la Régie des commissaires aux services publics pour évaluer l’indemnisation.6 [Décision de 2016] Durant sa procédure subséquente, la Régie a demandé la direction de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador (CSTNL) sur la question suivante :

Doit-on évaluer l’indemnisation des Lynch selon les utilisations permises par le zonage existant, soit l’agriculture, la foresterie et les services publics, ou doit-on plutôt ignorer le zonage existant et déterminer la valeur comme si le développement résidentiel était permissible?

La CSTNL considérait que l’indemnisation devait reposer sur le zonage existant. Sur appel, la CATNL en disconvenait, concluant que l’indemnisation devait être déterminée sans référence au zonage existant. Ce résultat a mené à une évaluation fondée sur une utilisation résidentielle plus lucrative. En répondant à la question posée par la Régie, les tribunaux s’appuyaient nécessairement sur le principe de Pointe Gourde à l’effet que le régime d’expropriation doive être ignoré.

‹ Régime › d’une expropriation

Avant d’examiner la situation factuelle de Lynch, il est utile de considérer comment le ‹ régime › d’expropriation a été décrit par la Chambre des lords de l’Angleterre :7

58. Je me tourne donc vers la question à savoir comment l’étendue d’un régime devrait être identifiée dans les conditions actuelles. Un régime, c’est essentiellement un projet d’effectuer certains travaux à une fin ou des fins particulières. Si l’acquisition obligatoire du terrain visé est une partie intégrale d’un tel régime, le principe de Pointe Gourde s’appliquera en conséquence. Les deux éléments d’un projet, soit les travaux proposés et la fin pour laquelle ils sont effectués, sont matériels lorsque l’on décide quels travaux devraient être considérés comme un régime simple en appliquant le principe de Pointe Gourde au terrain visé.

59. On dit souvent que l’étendue d’un régime est une question de faits. Certainement, dégager les faits générateurs du litige menant à une commande d’achat obligatoire peut soulever des enjeux purement factuels de nature conventionnelle. Mais sélectionner dans ces faits générateurs ceux qui ont une importance clé pour déterminer la portée du régime n’est pas un processus de recherche des faits comme on l’entend généralement.

60. Prenons le cas présent. Le but pour lequel le terrain du demandeur a été acquis peut être identifié à deux différents niveaux de généralités : pour l’utiliser comme une réserve naturelle ou encore pour l’utiliser comme réserve naturelle afin de compenser la perte du site Taff/Ely, qui présentait un intérêt scientifique spécial, en construisant le barrage de Cardiff Bay. Quant aux faits, chacun de ces buts déclarés est correct. Lequel de ces buts doit être considéré comme étant le plus approprié lorsqu’il faut déterminer le régime dans le contexte du principe de Pointe Gourde est une question qui relève du jugement du tribunal.

Dans Lynch, il ne semble pas y avoir eu de ‹ travaux › dans le cadre du projet pour lequel l’expropriation a été réputée s’être produite, mais la CATNL a identifié le but de l’expropriation par interprétation.

Situation factuelle de Lynch

La propriété des Lynch a été acquise grâce à une concession de la Couronne en 1917. Elle est située dans le bassin versant de la Broad Cove River (BCR), qui alimente une rivière utilisée par la Ville pour s’approvisionner en eau. À l’époque de la concession, le terrain se trouvait à l’extérieur des limites municipales et n’était assujetti à aucune restriction d’utilisation des terres.

En 1959, la zone de contrôle de la Ville a été étendue, avec pour résultat que la propriété des Lynch est devenue assujettie aux pouvoirs de la Ville en matière de contrôle de la pollution et d’expropriation. Toutefois, même si l’utilisation et le développement de la propriété sont devenus restreints, le développement résidentiel n’a pas été expressément interdit.

En 1964, la City Act a été amendée pour interdire généralement l’érection de bâtiments au-delà d’une certaine hauteur. En 1978, la City Act a été amendée pour donner à la Ville le pouvoir de permettre la construction, à sa discrétion, mais aucun paramètre n’encadrait l’exercice de cette discrétion. En 1978, le type et l’usage des bâtiments permis n’étaient limités à aucune catégorie particulière, telle l’agriculture, la foresterie ou les services publics, ce qui viendrait plus tard.

En 1992, une expansion des limites de la Ville a capturé la propriété des Lynch. À ce moment-là, la propriété non seulement est demeurée assujettie aux restrictions de construction et aux pouvoirs d’expropriation aux fins de contrôle de la pollution en vertu de la City Act, mais elle est aussi devenue assujettie aux pouvoirs de la Ville sur le zonage de l’utilisation générale des terres. Peu après, un plan municipal et un règlement sur le développement mettant ce plan en œuvre ont été adoptés, désignant une zone de bassin versant qui incluait la propriété des Lynch. Aucune utilisation permise n’était énumérée, mais trois utilisations discrétionnaires – agriculture, foresterie et services publics – ont été prises en considération.

En 1996, un document de politique commandé par la Ville a recommandé que celle-ci maintienne la restriction de la City Act sur l’érection de nouveaux bâtiments dans le bassin versant. Les auteurs ont de plus recommandé que l’on continue à interdire le développement urbain, avec l’intention à long terme de retourner les zones à des ‹ conditions naturelles immaculées ›. La CATNL a conclu que l’adoption des recommandations de politique démontrait que les restrictions de zonage dans le bassin versant figurant dans le plan municipal et le règlement sur le développement mettant ce plan en œuvre renvoyaient directement aux dispositions de la City Act.

En 2011, les Lynch se sont enquis des utilisations qu’ils pouvaient faire de leur propriété et la Ville les a informés verbalement qu’aucun développement ne serait permis. En 2013, cette position a été officiellement renforcée lorsqu’une demande de développement d’une subdivision résidentielle de 10 lots n’a pas été approuvée. La Ville s’est appuyée sur la City Act et sur la zone du bassin versant visée par le règlement sur le développement, les deux incarnant l’objectif de protéger le bassin versant de la BCR de la pollution et de sauvegarder l’approvisionnement en eau potable.

Les communications que la Ville a eues avec les Lynch en 2011 et 2013 étaient la base sur laquelle la Cour d’appel s’était appuyée pour conclure dans sa décision de 2016 qu’il y avait bien expropriation par interprétation.8 La Cour d’appel s’est fondée sur le double test décrit dans la décision de la CSC dans la cause Compagnie de chemin de fer du Canadien Pacifique c. Ville de Vancouver.9

L’enjeu Pointe Gourde dans Lynch

La question posée par la Régie des commissaires aux services publics demandait aux tribunaux de considérer si le régime d’expropriation était une mesure nécessaire pour décider s’il fallait déterminer une indemnisation sur la base du zonage d’agriculture/foresterie/services publics ou du zonage qui permettrait l’utilisation résidentielle.

La décision de 2016 a établi que le processus d’expropriation avait débuté avec l’amendement de 1964 à la City Act et avait pris fin avec le refus en 2013 de permettre le développement. Mais, l’amendement de 1994 au règlement sur le développement créant l’utilisation discrétionnaire pour l’agriculture, la foresterie ou les services publics entrait-il dans le régime d’expropriation? En vertu du principe de Pointe Gourde, si l’amendement de 1994 entrait dans le régime, alors le zonage et la restriction sur l’utilisation permise introduite par l’amendement devaient être ignorés dans l’établissement d’une indemnisation.

La CATNL retraçait ainsi la position des Lynch :10

(46) Les appelants caractérisent la portée du régime d’expropriation de manière plus large. Ils avancent que chaque promulgation et chaque mesure prises par la Ville entre 1964 et 2013, affectant la propriété des appelants et liées à la grande préoccupation de la Ville de contrôler la pollution et fournir un approvisionnement en eau sécuritaire, entrent dans la portée du régime d’expropriation que l’on doit ignorer pour les fins de l’évaluation. Sur les arguments présentés par les appelants, le règlement sur le développement de 1994 serait ignoré et l’évaluation ne serait pas limitée aux trois utilisations discrétionnaires identifiées dans le règlement.

L’analyse de la CATNL sur le principe de Pointe Gourde a débuté avec un examen de la législation de la province sur l’expropriation, à l’article 27(a), qui prévoit entre autres ce qui suit :

(a) l’indemnisation doit être d’un montant reposant sur la juste valeur marchande du terrain ainsi que sur la valeur d’utilisation existante au moment où les procédures d’expropriation ont commencé … (c’est moi qui souligne).

La CATNL tenait que le ‹ commencement › n’est pas nécessairement lorsqu’un avis d’expropriation officiel est émis ou, dans le cas d’une expropriation par interprétation, la date à laquelle l’expropriation prend effet. La cour doit plutôt déterminer quand a débuté un régime de développement menant à l’expropriation. Le début du régime n’est pas l’acte d’expropriation. (Ce langage employé dans le statut rend-il le résultat unique à Terre-Neuve-et-Labrador? Prenons par exemple la situation en Colombie-Britannique, où l’indemnisation repose sur la valeur marchande « à la date d’expropriation ».)

L’examen de la CATNL sur la jurisprudence a dégagé les grands principes suivants :11

  • l’indemnisation est fondée sur l’utilisation existante au début des procédures d’expropriation. (Le temps et de nouvelles causes dans d’autres juridictions diront si cela est propre à Terre-Neuve-et-Labrador.);
  • tout changement de valeur causé par le régime doit être ignoré;
  • le principe de Pointe Gourde ne doit pas être poussé trop loin – l’objectif est un résultat juste et raisonnable;
  • une autorité expropriante ne peut pas réduire le zonage d’une propriété en anticipant le besoin d’acquérir celle-ci;
  • si un règlement de zonage est d’application générale, non lié à l’expropriation, on doit l’ignorer;
  • il doit exister un lien de causalité entre l’imposition de la restriction d’utilisation et l’expropriation subséquente;
  • l’étendue des travaux prévus et leur but ne figurent pas nécessairement uniquement dans les résolutions ou les documents officiels de l’autorité acquéreuse; et
  • en cas de doute, on adoptera un point de vue plus étroit plutôt que plus large sur le régime.

Dans son application des principes qu’elle avait dégagés de la jurisprudence, la CATNL était d’avis que le règlement sur le développement et la City Act concernant les enjeux du bassin versant avaient un point de mire et une intention : prévenir la pollution de l’approvisionnement en eau de la Ville. L’expropriation pour atteindre les objectifs n’était pas exclue de l’autorité législative.12 En adoptant le règlement limitant l’utilisation des terres en 1992, la Ville voulait faire progresser l’objectif de contrôler la pollution de l’eau, mandaté par la City Act. La politique était d’utiliser les pouvoirs en vertu de la City Act, afin de compléter les pouvoirs accordés par le plan municipal et le règlement de zonage, avec une intention ultime de retourner les terres à des conditions naturelles immaculées. Cela signifiait refuser tout développement et toute utilisation qui entraîneraient une expropriation par interprétation. L’expropriation était le résultat logique de la politique de zonage – le lien de causalité pourrait être inféré entre l’adoption et l’application du règlement de zonage et de l’expropriation du bassin versant. Le règlement sur le développement n’était pas une promulgation indépendante.

Conclusion

Une fois que l’expropriation par interprétation (de facto) est établie, la loi sur l’expropriation détermine comment le propriétaire touché doit être indemnisé. Cela entraînera généralement la considération du principe de Pointe Gourde, conformément à sa codification dans la juridiction pertinente, ainsi qu’une identification du régime d’expropriation. L’identification du régime dans un cas d’expropriation par interprétation peut être difficile, car il y a moins d’indicateurs évidents du régime comparativement à une expropriation réelle et un propriétaire doit établir un lien de causalité entre toutes les mesures prises (ou non prises) par une autorité réglementaire. Les spécialistes de l’expropriation attendent la direction de la Cour suprême du Canada qui découlera de l’appel dans la cause Lynch.

Notes de bas de page

  1. Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36 (Annapolis), paragr. 18-19
  2. Annapolis, paragr. 44
  3. »Expropriation de facto – Direction de la Cour suprême du Canada », magazine Évaluation immobilière au Canada, vol. 67, tome 1, 2023, pages 48-49
  4. Todd, Eric C.E. The Law of Expropriation and Compensation in Canada. 2d ed. Toronto: Carswell Thomson Professional Publishing, 1992, pp. 158-160
  5. Pointe Gourde Quarrying & Transport Co. v. Sub-Intendent of Crown Lands, (1947) A.C. 565 (H.L.); voir par exemple Expropriation Act, RSNL 1990, c E-19, s 27; The Expropriation Act, CCSM c E190, s 27(2); Loi sur l’expropriation, LRO 1990, c E.26, art. 14(4)(b); Expropriation Act, RSBC 1996, c 125, s 33; Expropriation Act, RSA 2000, c E-13 s 45; Loi sur l’expropriation, LRN-B 1973, c E-14, art. 39(4); Expropriation Act, RSNS 1989, c 156, s 33
  6. 2016 NLCA 35
  7. Waters and Others v. Welsh Development Agency, 2004 UKHL 19, paragr. 58
  8. 2016 NLCA 35, paragr. 22, 24, 66-67
  9. 2006 CSC 5, subséquemment revue dans Annapolis citée ci-dessus.
  10. 2022 NLCA 29, paragr. 46
  11. 2022 NLCA 29, paragr. 109
  12. 2022, NLCA 29, paragr. 112

Cet article est fourni dans le but d’alimenter la discussion et de sensibiliser les professionnels à certains défis que présente la loi. Il ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Toutes les questions sur l’applicabilité de la loi à l’expropriation dans des circonstances particulières devraient être posées à des praticiens qualifiés dans les domaines du droit et de l’évaluation.