Interprétation des accords de servitude –incertitude de l’évaluation
Évaluation immobilière au Canada
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Par John Shevchuk, Conseiller juridique, C.Arb, AACI(Hon), RI
Dans quelle mesure les évaluateurs peuvent-ils être sûrs de comprendre la portée d’une servitude particulière sur un bien immobilier ? Le défi que représente l’interprétation des droits de servitude est illustré dans la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Reddick c. Robinson, 2024 ONCA 116 [« Reddick »], où le libellé suivant de la servitude a fait l’objet d’un litige :
[A]ux fins de l’accès des piétons uniquement pour utiliser et profiter des rives du lac Ontario, cette utilisation et cette jouissance ne doivent pas inclure le camping ou l’utilisation ou la conduite de véhicules motorisés.
Il y avait deux interprétations concurrentes. Les appelants ont plaidé en faveur d’une interprétation restrictive qui n’autoriserait les intimés qu’à emprunter la servitude pour se rendre au lac et en revenir. Les intimés ont déclaré que, correctement interprétée, la servitude leur permettait de faire un usage semblable à celui d’un parc de la zone de la servitude. Les parties ont présenté leurs arguments à un juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et à trois juges de la Cour d’appel de l’Ontario. Le résultat a été un partage 2:2 entre les juges, la majorité de la Cour d’appel ayant adopté l’interprétation plus restrictive des appelants. L’affaire Reddick est un avertissement pour les évaluateurs qui doivent estimer des servitudes.
Contexte – description de la propriété
Une parcelle de six acres avait été subdivisée en trois parcelles de deux acres [« parcelles subdivisées »]. Chaque parcelle a ensuite été achetée par les différentes parties au procès Reddick. Les parcelles subdivisées sont séparées du lac Ontario par deux parcelles [« parcelles intermédiaires »]. Un chemin privé sépare les parcelles intermédiaires des parcelles subdivisées.
Lorsque les parcelles subdivisées ont été créées, les propriétaires des parcelles intermédiaires ont fait en sorte qu’une bande de terrain de 20 pieds sur 300 pieds (« partie 11 ») soit créée entre les parcelles intermédiaires. La partie 11 relie la parcelle subdivisée appartenant aux appelants aux rives du lac Ontario. Les appelants sont propriétaires de la partie 11 sous réserve de la servitude susmentionnée en faveur des parcelles subdivisées appartenant aux intimés.
La partie 11 a été décrite dans la preuve comme ayant une zone herbeuse qui descend vers une zone de calcaire en pente vers l’eau. L’accès à la zone de calcaire dépend du niveau du lac tout au long de l’année. La preuve a établi que la zone herbeuse offre un cadre semblable à un parc. Les appelants ont construit deux terrasses en bois de 8 pi x 8 pi sur la zone herbeuse et y ont placé des chaises. Une table de pique-nique a été placée à proximité. Apparemment, les intimés tentaient d’utiliser la zone herbeuse ou l’avaient utilisée pour autre chose que l’entrée et la sortie du lac. Les appelants ont objecté en disant que cela était contraire à l’accord de servitude.
La requête auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario
Les appelants ont demandé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario une ordonnance limitant l’accès des intimés à la zone de servitude à la circulation des piétons pour entrer et sortir des rives du lac Ontario. Les intimés ont répliqué en faisant valoir que le libellé de la servitude leur permettait d’utiliser la zone de servitude conformément à l’usage typique d’un parc, par exemple pour pique-niquer et s’asseoir dans des chaises de jardin pour profiter de la vue. Le juge saisi de la demande a adopté la vision plus large du libellé de la servitude présentée par les intimés et a rejeté la demande des appelants.
L’un des fondements sur lesquels le juge saisi de la demande s’est appuyé pour donner raison aux intimés était la règle générale selon laquelle il faut éviter l’interprétation contractuelle qui rendrait les termes explicites dénués de sens ou redondants. Le juge saisi de la demande était convaincu que la zone calcaire située sous la zone herbeuse ne pouvait pratiquement pas être utilisée pour le camping ou par des véhicules motorisés. Par conséquent, l’interdiction de la servitude contre le camping et l’utilisation de véhicules ne pouvait pas se référer à la zone calcaire, mais devait se référer à la zone herbeuse et en interdire les utilisations. Logiquement, il y avait donc une reconnaissance implicite des utilisations de la zone herbeuse autres que le simple accès, mais pas le camping ou l’utilisation de véhicules motorisés.
Le juge saisi de la demande a également fait référence aux documents sous-jacents de l’administration locale relatifs à l’utilisation des terres, mis en place lors de la création de la partie 11. Le libellé suggéré au juge saisi de la demande permettait des utilisations autres que l’accès et il a considéré cette preuve comme une indication de l’intention de l’accord de servitude.
Enfin, il s’est appuyé sur les preuves des propriétaires des parcelles intermédiaires qui avaient pris des dispositions pour la création de la partie 11 concernant l’intention de créer la zone de servitude. Ces preuves se présentaient sous la forme d’un témoignage de l’un des propriétaires des parcelles intermédiaires (« Moore ») et d’une lettre du propriétaire, aujourd’hui décédé, de l’autre parcelle intermédiaire.
La décision de la Cour d’appel de l’Ontario
Les appelants ont interjeté appel devant la Cour d’appel de l’Ontario. Dans une décision partagée à deux contre un, deux des trois membres de la Cour d’appel ont adopté l’interprétation restrictive avancée par les appelants, mais le troisième juge a exprimé une forte dissidence. Les juges de la Cour d’appel ont convenu qu’une servitude doit être interprétée sur la base de son libellé explicite en tenant compte des circonstances environnantes au moment où la servitude a été créée. Malgré cet accord sur les principes juridiques applicables, les juges de la majorité et le juge dissident ont tiré des conclusions de fait différentes des preuves avancées.
Une réserve importante sur l’utilisation des circonstances environnantes pour interpréter les accords est que seules les circonstances environnantes traitant des « intentions objectives » des parties constituent des preuves admissibles, mais pas les preuves des « intentions subjectives. » Par exemple, ce qu’une personne aurait pu avoir à l’esprit concernant la signification d’un document ne constitue pas une preuve admissible. En revanche, un document créé indépendamment des parties au litige au moment de la conclusion d’un accord peut être un exemple de preuve qui éclaire objectivement l’intention des parties. Cette distinction entre intention objective et subjective est devenue importante dans la procédure devant la Cour d’appel.
La décision de la majorité
La majorité de la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance 1) avait commis une erreur de principe dans son interprétation de la servitude, 2) avait mal interprété les preuves et 3) avait commis une erreur en tenant compte des preuves de Moore que la majorité considérait comme des preuves d’intention subjective liées à la création de la servitude.
À ce stade, il sera utile de se référer au libellé créant la servitude énoncée ci-dessus dans le premier paragraphe.
La majorité a estimé que le terme « shores » (rivages) dans le document de servitude, dans le contexte des circonstances environnantes, désignait la zone située entre la laisse des eaux basses la laisse des eaux hautes. Elle a conclu que les termes créant la servitude établissaient une distinction entre les « rivages » et la bande de terre permettant d’accéder aux rivages. Selon eux, le libellé de la servitude traitait de deux choses distinctes : 1) l’accès aux rives par la zone de servitude, et 2) l’utilisation et la jouissance des rivages. Selon eux, la servitude donnait aux intimés le droit d’utiliser et de jouir des rivages, mais pas le droit d’utiliser l’accès piétonnier à d’autres fins que l’accès des piétons.
De plus, après avoir examiné les preuves photographiques, les juges majoritaires ont conclu que, lorsque le niveau de l’eau était à son plus bas, il était possible d’ériger une tente et de conduire un « petit véhicule motorisé » sur les rives. Par conséquent, selon les juges majoritaires, pour interdire ces activités, la servitude devait le faire expressément. En conséquence, les juges majoritaires ont rejeté l’argument du juge saisi de la demande selon lequel l’interdiction du camping et des véhicules motorisés était redondante.
Sur la question de l’intention objective par rapport à l’intention subjective déduite des circonstances, la majorité a estimé que le juge saisi de la demande avait commis une erreur en se fondant sur le témoignage de Moore, l’un des propriétaires de la parcelle en cause, car, selon la majorité, le témoignage de Moore concernant la création de la partie 11 portait sur l’intention subjective. La majorité a estimé que la preuve objective la plus pertinente était une copie de l’avis de décision du gouvernement local approuvant la demande de rezonage de la partie 11. L’avis indiquait en partie : « Les demandes ci-dessus ont eu pour effet de créer trois lots à bâtir résidentiels, chacun ayant un accès direct ou légal au lac Ontario… » La majorité a estimé que l’avis de décision était instructif parce que 1) il indiquait que la demande de rezonage visait spécifiquement à fournir un accès au lac Ontario, et 2) il interdisait la construction de tout bâtiment ou structure sur l’étroit accès à l’eau partagé sur la zone de servitude. La majorité a conclu que la zone de servitude devait fournir un accès dégagé au lac Ontario plutôt que d’être utilisée conjointement comme parc. Les documents de zonage, bien que non déterminants, ont fourni des preuves objectives de l’intention – un accès dégagé au lac Ontario.
La majorité a estimé qu’en l’absence de ce qu’elle considérait comme la preuve de Moore d’une intention subjective irrecevable, la preuve objective établissait que la servitude limitait les intimés à « un accès piétonnier uniquement » aux fins d’entrée et de sortie des « rivages du lac Ontario. »
L’opinion dissidente
La juge dissidente a rejeté l’interprétation du libellé de la servitude présentée par les appelants et aurait rejeté leur appel. Elle a conclu que le camping et l’utilisation de véhicules motorisés n’étaient pas possibles en pratique, de sorte que l’interdiction de ces activités exprimée dans le libellé de la servitude devait se référer à la bande de terre menant à la rive et, par conséquent, envisager une utilisation plus large que le simple accès au lac.
La juge dissidente n’était pas d’accord avec la majorité pour dire que les preuves de Moore étaient toutes des preuves d’intention subjective et qu’au moins certaines d’entre elles étaient des preuves d’intention objective qui pouvaient être prises en compte par le tribunal. En tout état de cause, elle a estimé que le juge saisi de la demande ne s’était pas fondé sur des preuves d’intention subjective, mais plutôt sur des preuves non contredites de circonstances connexes fournies par Moore concernant le lotissement de la parcelle de six acres et la création de la partie 11. Elle a conclu qu’il s’agissait d’une preuve objective de l’intention d’offrir aux propriétaires des trois lots et à leurs successeurs une chance égale de profiter des rives du lac Ontario, ce qui, selon elle, était conforme à la façon dont les lots ont été commercialisés et vendus, à la façon dont les servitudes ont été créées et à la façon dont la partie 11 a été zonée. Elle a déclaré que le fait d’ignorer cette preuve entraînerait une interprétation de la servitude sans le contexte nécessaire.
Comme indiqué ci-dessus, la décision de la majorité a prévalu et l’appel des appelants contre l’ordonnance du juge saisi de la demande a été accueilli. La demande d’autorisation d’appel de la décision devant la Cour suprême du Canada présentée par les intimés a été rejetée.
Les leçons à tirer de l’affaire Reddick
Dans l’affaire Reddick, les juges de la Cour d’appel n’étaient pas en désaccord sur les principes juridiques applicables régissant l’issue de l’affaire, mais ils étaient en profond désaccord sur l’interprétation des termes explicites de l’accord de servitude et sur les éléments de preuve pouvant être invoqués compte tenu des circonstances.
Dans une large mesure, cette affaire a dû être tranchée sur la base des preuves relatives à l’utilisation de la zone calcaire (rivages du lac). Le juge de première instance et le juge dissident de la Cour d’appel étaient d’avis que la zone calcaire ne pouvait pratiquement pas être utilisée pour le camping ou par des véhicules motorisés. La majorité de la Cour d’appel a conclu qu’au moins lorsque le niveau de l’eau était bas, les deux utilisations étaient possibles. Les conclusions divergentes ont eu une incidence directe sur les différentes interprétations du libellé de la servitude. En outre, les opinions sur ce qui était admissible dans les circonstances ont grandement influencé les interprétations contradictoires de l’accord de servitude dans l’affaire Reddick. Tout cela indique la difficulté que les évaluateurs et leurs conseillers juridiques auront à déterminer l’effet non seulement des servitudes, mais aussi, plus généralement, de tout intérêt ou droit sur un bien immobilier. Cet article a pour but de susciter la discussion. Il ne doit pas être considéré comme un conseil juridique. Toute question relative à cet article dans des circonstances particulières devrait être posée à des praticiens qualifiés du droit et de l’évaluation.