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L’assertion négligente et inexacte et la « relation spéciale »

Évaluation immobilière au Canada

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2016 – Volume 60 – Tome 4
L’assertion négligente et inexacte et la « relation spéciale »
John Shevchuk

En plus des normes dictées par les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC), les évaluateurs ont une obligation de diligence en common law délimitée par contrat, par le droit de la négligence et par l’assertion négligente et inexacte. Le devoir de diligence contractuel est dicté par le mandat décrit dans le contrat liant l’évaluateur et son client, mais le devoir de diligence imposé par le droit de la négligence, incluant l’assertion négligente et inexacte, va au-delà de la relation client-évaluateur.

Les éléments de l’assertion négligente et inexacte

Un évaluateur est passible d’assertion négligente et inexacte dans les circonstances suivantes :

  • il existe une « relation spéciale » entre l’évaluateur et une autre partie;
  • l’évaluateur fait une déclaration fausse, inexacte ou trompeuse;
  • l’évaluateur agit négligemment en faisant une assertion inexacte;
  • la partie recevant l’assertion inexacte se fie raisonnablement à celle-ci; et
  • la confiance résulte en un préjudice pour le récipiendaire de l’assertion inexacte.[1]

Une « relation spéciale » existe et un devoir de diligence survient quand deux facteurs sont présents :

  • l’évaluateur devrait raisonnablement prévoir que le récipiendaire se fiera à une représentation donnée; et
  • la confiance du récipiendaire dans la représentation est raisonnable dans les circonstances.[2]

L’assertion négligente et inexacte dans le contexte d’une évaluation

Les affaires judiciaires renforcent le fait qu’il n’y a pas de responsabilité pour assertion négligente et inexacte, à moins qu’il n’existe une « relation spéciale » entre l’évaluateur et la partie qui allègue avoir subi une perte.

Dans la cause Grey Mortgage Investment Corp. v. Campbell & Pound Ltd.,[3] [Grey], le demandeur, Grey Mortgage Investment Corp., un prêteur hypothécaire secondaire, a forcloré sur des emprunteurs qui avaient donné les hypothèques en garantie. Les sommes recouvrées dans les procédures de forclusion étaient bien inférieures aux opinions sur la valeur marchande figurant dans les rapports d’évaluation préparés par les évaluateurs défendeurs. Les évaluations ont été préparées sur les instructions du prêteur d’origine, National Trust, et des propriétaires des biens immobiliers garantissant les emprunts. Le demandeur a poursuivi les évaluateurs, alléguant une assertion négligente et inexacte. La cour a conclu qu’il n’y avait pas de responsabilité pour assertion négligente et inexacte parce que, dans les circonstances, il n’existait pas de « relation spéciale » et qu’en tout état de cause, la cour n’était pas convaincue que le demandeur avait prouvé que les évaluations contenaient des déclarations négligentes.

Concernant la « relation spéciale », la cour a invoqué une cause antérieure indiquant une grande diversité de parties potentielles envers qui un évaluateur pourrait avoir un devoir de diligence :

…un évaluateur immobilier a un devoir de diligence, non seulement envers le client sous les instructions duquel il prépare son évaluation, mais envers toute autre personne à qui on la montre et dont on peut s’attendre à ce qu’elle s’y fie pour en utiliser l’objet à des fins d’acquisition, d’hypothèque, de garantie ou autrement…[4]

Cependant, les évaluateurs défendeurs s’appuyaient sur les décisions de la Cour suprême du Canada dans les causes Cognos et Hercules (citée ci-dessus) pour faire valoir que, selon les déclarations contenues dans les évaluations limitant les personnes qui pouvaient se fier aux évaluations, aucune « relation spéciale » ne résultait en faveur du demandeur. Au paragraphe 17 de la cause Grey, la cour posait la question suivante :

17           En présumant que les évaluations étaient une surévaluation grave ou étaient négligemment préparées, les premières questions à poser sont à savoir si les défendeurs auraient raisonnablement dû prévoir que quelqu’un autre que National Trust (pour qui la première évaluation a été préparée) ou [les propriétaires] (pour qui les autres évaluations ont été préparées) se fierait aux représentations et, le cas échéant, est-ce que la confiance du demandeur était raisonnable dans les circonstances particulières de cette cause ?

Concernant l’évaluation préparée pour National Trust, la cour a conclu que les conditions limitatives exigeant le consentement écrit de l’auteur avant que quiconque autre que National Trust n’utilise le rapport constituait un avertissement suffisant pour limiter la fiabilité à National Trust. Toutefois, l’interprétation de la cour était plus large en considérant les évaluations préparées pour les propriétaires.

La cour était d’avis que les évaluateurs défendeurs auraient dû anticiper que les propriétaires pourraient faire usage des rapports d’évaluation d’une variété de manières, y compris pour persuader un prêteur d’avancer des fonds. Comme le premier volet du test de « relation spéciale » a été satisfait relativement aux évaluations préparées pour les propriétaires, la cour devait considérer le deuxième volet, c.-à-d. s’il était raisonnable dans les circonstances que le demandeur se fie aux évaluations préparées pour les propriétaires. La cour a conclu que ce n’était pas raisonnable. Selon la preuve présentée, le demandeur s’intéressait à la valeur marchande à la date du prêt, alors que les conclusions sur la valeur marchande dans les évaluations avaient été tirées à des dates antérieures à la date du prêt. Qui plus est, les conditions limitatives comportaient un avertissement qu’on pouvait seulement se fier à l’estimation de la valeur marchande exprimée à la date de l’évaluation et à aucune autre date, sauf sur d’autres avis de l’évaluateur. Les conditions limitatives indiquaient également que l’usage des évaluations préparées pour les propriétaires se limitait au client ou, si le client était créancier hypothécaire, aux assureurs du créancier hypothécaire et à l’emprunteur. La cour a conclu que le demandeur a délibérément ignoré les qualifications contenues dans le rapport d’évaluation.

Une application récente – Ryan Mortgage

Le jugement rendu par la Cour suprême de Colombie-Britannique en 2016 dans la cause Ryan Mortgage Income Fund Inc. v. Alpine Credits Limited[5] [Ryan Mortgage] n’évoque pas spécifiquement l’exigence sur la « relation spéciale » dans l’assertion négligente et inexacte, mais la cour a implicitement donné corps à cette notion et l’évaluateur a évité la responsabilité.

Dans Ryan Mortgage, la firme d’évaluation (« l’évaluateur ») a préparé un rapport d’évaluation en 2007 pour 11 lots. En 2010, l’évaluateur a préparé une évaluation mise à jour pour les 11 mêmes lots, rendant une opinion de la valeur marchande à 1,3 million $. La cour a conclu que la valeur marchande réelle n’était probablement que de 678 000 $. La différence dans la valeur s’expliquait par le fait que l’évaluateur avait omis d’apporter un ajustement parce que les lots se trouvaient dans une plaine inondable et qu’il n’avait pas tenu compte d’un règlement adopté en 2009 interdisant de construire dans la plaine inondable. La cour a en outre conclu que l’évaluateur avait été négligent, mais en dépit de cette conclusion, elle a statué que l’évaluateur n’était pas responsable envers Ryan Mortgage Inc. (« Ryan »). On pourrait se demander comment l’évaluateur a évité la responsabilité. Pour connaître la réponse, il faut regarder les faits de plus près.

Le défendeur, Alpine Credits Ltd. (« Alpine »), est un courtier en hypothèques qui vend des hypothèques à Ryan. En novembre 2010, Alpine a prêté 618 000 $ à deux emprunteurs sur la foi de l’évaluation mise à jour en 2010. Une hypothèque des 11 lots garantissait le prêt. Alpine a ensuite assigné l’hypothèque à Ryan, au montant de 615 000 $.

L’évaluation originale ainsi que l’évaluation mise à jour ont été préparées à la demande des emprunteurs. Un exemplaire de l’évaluation mise à jour a été transmis à Alpine, accompagné d’une lettre de fiabilité de la part de l’évaluateur, dont une partie se lisait comme suit :

…J’avise par la présente que votre institution financière peut se fier à cette évaluation aux fins de financement. Les méthodes d’évaluation utilisées et l’estimation définitive de la valeur calculée auraient été les mêmes si ce rapport d’évaluation avait été préparé à la demande d’ALPINE CREDITS LTD.

Il n’y avait pas de lettre de fiabilité en faveur de Ryan Mortgage.

En 2012, les emprunteurs ont fait défaut de paiement et Ryan a entrepris des procédures de forclusion. Durant la vente des 11 lots, Ryan et Alpine ont appris que les lots étaient situés dans la plaine inondable et que le règlement y interdisant la construction était en vigueur à la date de l’évaluation mise à jour. La vente des 11 lots a produit la somme nette de 201 585 $.

Il n’était pas contesté que Ryan n’avait pas droit d’action pour négligence ou pour assertion négligente et inexacte contre l’évaluateur, parce que Ryan n’avait pas reçu une lettre de fiabilité similaire à celle fournie à Alpine. La cour déclarait, au paragraphe 22 de son jugement dans Ryan Mortgage, qu’en l’absence d’une telle lettre pour Ryan, le devoir de l’évaluateur, après analyse de la négligence, ne s’étendait pas à Ryan. L’élément charnière, bien qu’inexprimé, dans Ryan Mortgage était l’absence d’une « relation spéciale » entre Ryan et l’évaluateur, sans laquelle Ryan ne pouvait pas se fier au rapport de l’évaluateur.

Dans une tentative de contourner son absence de preuve d’une réclamation pour négligence contre l’évaluateur, Ryan a allégué une violation de contrat contre Alpine, incitant Alpine à réclamer une indemnité contre l’évaluateur pour préparation négligente de l’évaluation. Cependant, la cour était d’avis que la réclamation pour violation de contrat ne pouvait pas réussir parce que, selon les dispositions convenues entre Ryan et Alpine, Alpine devait seulement obtenir une évaluation courante de la part d’un évaluateur immobilier qualifié. Alpine n’avait pas fourni de garantie ou de condition essentielle à l’effet que la conclusion de la valeur marchande indiquée dans l’évaluation était la valeur marchande réelle.

Durant le procès, Ryan a tenté d’amender sa réclamation en alléguant qu’Alpine avait le devoir de fournir une évaluation préparée convenablement, mais la cour a rejeté l’amendement. La cour était d’avis qu’il serait préjudiciable à l’évaluateur d’avoir à répondre à toute une nouvelle allégation à cette étape du litige, en particulier lorsqu’aucune preuve n’appuyait l’allégation à l’effet que le devoir d’Alpine était de fournir une évaluation préparée convenablement.

En résumé, l’évaluateur a évité la responsabilité pour ce qui, selon la preuve présentée, était un rapport d’évaluation négligent parce que la lettre de fiabilité ne s’étendait pas à Ryan et que les relations contractuelles entre Ryan et Alpine n’exigeaient pas une évaluation préparée convenablement.

Clairement, la nature limitée de la lettre de fiabilité a été salutaire à l’évaluateur.

En conclusion

Les notes de pratique 16.12 et 16.13 des NUPPEC donnent des directives pour limiter les parties qui peuvent se fier à un rapport d’évaluation. Ces directives sont certainement utiles, mais les NUPPEC n’ont pas la priorité sur les jugements rendus par les cours de justice.

Les juges examineront toutes les circonstances d’un cas donné pour déterminer si une « relation spéciale » existe et, le cas échéant, l’étendue de cette relation. Les déclarations de fiabilité dans les rapports d’évaluation seront passées au peigne fin par les juges afin qu’ils puissent décider si la formulation décrit adéquatement qui peut et qui ne peut pas se fier à une évaluation. Il faut donc lire attentivement le langage type qui figure dans les NUPPEC avant de l’inclure dans un rapport d’évaluation, au cas où il faudrait le modifier pour correspondre à une situation particulière.

Notes de fin de document

[1] Queen v. Cognos 1993 CarswellOnt 972 (S.C.C.) [Cognos], paragr. 34.

2 Hercules Management Ltd. v. Ernst & Young, [1997] 2 S.C.R. 165 (S.C.C.) [Hercules], paragr. 24.

3 2002 BCSC 685, paragr. 14.

4 Grey, paragr. 14 citant Esselmont v. Harker Appraisals Ltd. (1979) CarswellBC 228 (B.C.S.C.).

5 2016 BCSC 1582.

Le présent article est fourni pour susciter les discussions et pour informer les professionnels de certaines difficultés que présente la législation. On ne doit pas l’interpréter comme un avis juridique. Toute question liée au sujet développé ici devrait être posée à des juristes et à des évaluateurs qualifiés.