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Les NUPPEC et la common law

Évaluation immobilière au Canada

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2020 – Volume 64 – Tome 3
Les NUPPEC et la common law
John Shevchuk, Avocat, C.Arb, AACI(Hon), RI

QUESTIONS JURIDIQUES

Les NUPPEC et la common law

John Shevchuk, avocat, C.Arb, AACI(Hon), RI

Les paragraphes suivants traitent de l’interaction entre la notion d’‹ évaluateur raisonnable › dans les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) et le devoir de diligence requis des évaluateurs dans la common law.

NUPPPEC

L’article 3.58 des NUPPEC définit l’‹ évaluateur raisonnable ›.

3.58 – Évaluateur raisonnable : Membre qui fournit des services professionnels conformes à une norme acceptable de compétences et d’expertise et fondés sur des hypothèses rationnelles. [v. 4.2.5, 7.1.2, 9.8]

Ayant défini l’évaluateur raisonnable, les NUPPEC imposent alors la norme de l’évaluateur raisonnable en tant qu’exigence d’éthique (article 4.2) et comme norme de préparation et de contenu d’une évaluation (p. ex. articles 7.1.2, 9.6.2, 9.6.3, 9.7.1, 9.7.2, 9.8). Dans l’examen technique d’un rapport d’évaluation, l’examinateur doit déterminer si le produit du travail passe le test de l’évaluateur raisonnable (article 11.5).

Le test de l’évaluateur raisonnable est la base servant à l’examen dans les procédures disciplinaires, en vertu des Règlements consolidés de l’Institut canadien des évaluateurs (ICE) (p. ex. règlements 5.11.1 et 5.20.1).

Quel usage les tribunaux canadiens font-ils de la notion d’évaluateur raisonnable dans les poursuites lancées contre les évaluateurs ?

Common law

Dans Banque Royale du Canada c. Westech Appraisal Services Ltd.[i] [Westech], la Cour suprême de la Colombie-Britannique décrivait le devoir de diligence de l’évaluateur :

146 … Décisions dans cette province… ont accepté de caractériser ce devoir tel qu’il est dépeint dans Avco Financial Services Canada Ltd. c. Holstein… :

Le devoir que doit un évaluateur à son client est en principe identique à celui que tous les professionnels doivent aux gens qui les emploient. Il est toujours sous-entendu qu’il exercera son devoir dans une mesure raisonnable de diligence, de connaissances et de compétences. Un évaluateur qui n’arrive pas à la hauteur de cette norme est négligent et il est responsable de la perte subie par son client.

Selon les faits d’un cas donné, le devoir de diligence peut s’étendre aux parties au-delà du client d’un évaluateur. Certains de mes articles précédents traitent de ce sujet.

On peut se demander où les tribunaux obtiennent une orientation quant à la « mesure raisonnable de diligence, de connaissances et de compétences » en matière d’évaluation. Dans Westech, le tribunal s’est fondé sur la jurisprudence pour ce qui suit :[ii]

L’évaluation immobilière n’est pas une science exacte.

Il est négligent de ne pas prendre les mesures nécessaires pour vous renseigner sur les propriétés pertinentes ou sur toute circonstance affectant la propriété visée. Toutefois, on ne déclarera pas un évaluateur coupable de négligence simplement parce que son évaluation se révèle incorrecte.

La question est de savoir si l’évaluateur est coupable de négligence professionnelle dans ses calculs de la valeur estimée. Le tribunal doit examiner si l’évaluateur a observé les directives professionnelles.

La norme de diligence doit être jugée selon les normes professionnelles applicables.

Selon ce qui précède, on aurait pu penser que les tribunaux ont implicitement endossé les NUPPEC, étant donné qu’elles fournissent les normes sous lesquelles au minimum les membres de l’ICE doivent rendre leurs services d’évaluation. Mais, voici ce que le tribunal disait des NUPPEC dans Westech :[iii]

165 – Dans VSH Management, paragr. 106-107, le tribunal reconnaissait que les NUPPEC « fournissent un ensemble de règles que les évaluateurs devraient suivre lorsqu’ils élaborent et communiquent une opinion formelle sur la valeur ». Cependant, on reconnaît aussi que les règles étaient générales et « ne reflétaient pas nécessairement la façon dont un évaluateur typique compétent devait entreprendre son travail… elles reflètent plutôt les aspirations qu’entretient l’Institut canadien des évaluateurs pour la conduite de ses membres ».

Dans Westech, le tribunal décidait d’une enquête en deux temps : 1) les services d’évaluation ont-ils été rendus conformément aux NUPPEC ? et 2) l’évaluateur a-t-il échoué à rencontrer la norme de diligence d’un évaluateur raisonnable dans le calcul et la présentation de son opinion sur la valeur ?[iv] Sans le dire expressément, la formulation du tribunal sur l’enquête laisse ouverte la possibilité qu’une violation des NUPPEC n’entraînera pas nécessairement la conclusion que la norme de diligence a été enfreinte.

L’utilisation des NUPPEC par le tribunal aborde un élément du droit de la négligence, c.-à-d. la norme de diligence. Le tribunal considère d’autres éléments dans une poursuite alléguant la négligence d’un évaluateur. Le test d’assertion négligente et inexacte, présenté dans des articles antérieurs, illustre de manière utile la plus vaste portée d’une enquête où s’engage le tribunal :[v]

  • il doit exister un devoir de diligence reposant sur une « relation spéciale » entre l’auteur et le destinataire d’une assertion;
  • l’assertion doit être fausse, inexacte ou trompeuse;
  • l’auteur de l’assertion doit avoir agi négligemment en faisant celle-ci;
  • le destinataire de l’assertion doit s’être fié raisonnablement à celle-ci; et
  • la foi dans l’assertion doit avoir causé des dommages ou des pertes au destinataire de celle-ci.

Étude de cas : Abt Estate c. Cold Lake Industrial Park GP Ltd.

Les tribunaux canadiens se réfèrent souvent aux NUPPEC comme point de départ pour établir la norme de diligence requise des membres de l’ICE. Mais, comme on l’a déjà indiqué, les tribunaux examinent également d’autres critères dans une poursuite touchant le droit de la négligence.

Dans des articles précédents, j’ai examiné l’application du devoir de diligence et de la norme de diligence dans le travail d’évaluation. Dans les derniers paragraphes du présent article, j’analyse les décisions de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Abt Estate c. Cold Lake Industrial Park GP Ltd.[vi] [Abt] pour illustrer que, même lorsque des services professionnels sont considérés par un tribunal comme ne respectant pas la norme de diligence établie, p. ex. par les NUPPEC, la responsabilité de négligence ne s’ensuivra pas nécessairement sous la common law.

Aperçu de l’affaire Abt

Les Abt ont investi 800 000 $ dans un projet de mise en valeur des terres à Cold Lake, Alberta. Quand le projet a échoué, ils ont poursuivi diverses parties, incluant les évaluateurs qui avaient préparé une évaluation et une mise à jour.

Au procès, la cour a conclu que le produit du travail des évaluateurs avait été préparé négligemment et, comme ceux-ci auraient dû raisonnablement savoir que les Abt, à titre d’investisseurs, se fieraient à leur produit du travail, les évaluateurs et leur firme ont été tenus responsables face aux Abt. Le juge de première instance n’a pas adhéré aux arguments voulant que les rapports aient été expressément décrits comme servant uniquement à des fins d’hypothèque ou que la valeur s’appuyait sur quatre hypothèses extraordinaires.

On a permis aux évaluateurs de porter l’affaire devant la Cour d’appel de l’Alberta. La cour d’appel a déterminé que le produit du travail d’évaluation était négligent, mais que les Abt ne s’étaient pas fiés aux déclarations des évaluateurs. La cour d’appel a plutôt conclu que les Abt s’étaient fiés à d’autres personnes, qui avaient faussement représenté ce que les évaluateurs avaient dit.

Décision de la cour de première instance

Les évaluateurs ont fourni une évaluation narrative complète du terrain visé, présentant une valeur de 10 115 000 $, fondée sur les hypothèses extraordinaires. Le 30 mars 2009, les évaluateurs ont fourni une lettre de mise à jour indiquant une valeur révisée à 8 595 000 $. La cour de première instance a estimé que les données d’évaluation soumises par les Abt montraient que la propriété ne valait que 720 000 $. Le juge de première instance a conclu que le produit du travail d’évaluation était « si déficient et tellement irréaliste que la conclusion raisonnable était qu’il avait été préparé de façon négligente, sinon incompétente, pour un client à long terme », et que l’évaluateur principal savait que les activités du client concernaient l’aménagement de terrains et que celui-ci utiliserait les évaluations pour lever des fonds.[vii]

Sur la question de l’‹ évaluateur raisonnable ›, le juge de première instance a accueilli l’opinion de l’évaluateur appelé au nom des Abt à l’effet que l’évaluation narrative complète originale n’était pas conforme aux NUPPEC et produisait une surévaluation grossièrement exagérée, sans explication acceptable dans les preuves fournies par les évaluateurs défendeurs ou par leurs experts.[viii]

Le juge de première instance a conclu que tous les éléments de l’assertion négligente et inexacte avaient été établis. Pour ce qui est du premier élément, une « relation spéciale », le juge de première instance a déclaré que l’évaluateur a un devoir de diligence, non seulement envers son client, mais aussi envers toutes les autres personnes dont on pense qu’elles pourraient se fier à son évaluation. La cour de première instance était d’avis qu’à travers leur relation étroite avec le promoteur, les évaluateurs savaient que leur évaluation servirait à amasser de l’argent auprès des investisseurs, pas seulement des prêteurs hypothécaires.

La surévaluation très exagérée a établi le deuxième élément de l’assertion négligente et inexacte, à savoir qu’il y avait une représentation fausse, inexacte ou trompeuse.

Quant au troisième élément, le juge de première instance a déterminé que le produit du travail d’évaluation « est si déficient qu’il ne rencontre pas la norme d’un évaluateur raisonnablement compétent… » et que, par conséquent, les évaluateurs ont agi avec négligence.

Le quatrième élément, soit la foi raisonnable dans l’assertion, a été accepté par la cour de première instance. Les valeurs d’évaluation ont été confirmées dans le matériel de promotion fourni aux Abt et présentées verbalement par le promoteur et par un conseiller financier.

Les Abt ont subi une perte à cause de la fausse représentation; donc, le cinquième élément a été libellé.

Décision de la cour d’appel

La Cour d’appel de l’Alberta n’a pas renversé les conclusions de négligence rendues par la cour de première instance, mais elle n’était pas d’accord avec la conclusion du juge de première instance à l’effet que les Abt s’étaient fiés à une représentation faite par les évaluateurs. La cour d’appel écrivait ce qui suit :[ix]

96 – [Les évaluateurs] étaient des évaluateurs professionnels. En 2008, une des [compagnies de promotion] donnait des instructions [aux évaluateurs] pour qu’ils préparent une évaluation des [terrains visés] « pour aider à obtenir du financement hypothécaire ». Les instructions ne disaient pas d’estimer la « valeur marchande équitable », mais plutôt de faire quatre « hypothèses extraordinaires ». Les deux plus importantes voulaient que les terrains soient zonés industriels et que les services municipaux soient disponibles à un demi-mille de ceux-ci. De telles évaluations sont envisagées par les Normes de l’Institut canadien des évaluateurs, à condition que les hypothèses extraordinaires soient clairement dévoilées dans le rapport.

102 – Il est évident que de fausses représentations ont été faites sur la valeur marchande actuelle des terrains et que les Abt s’y sont fiés. Cependant, ces fausses représentations n’ont jamais été faites par [les évaluateurs]. [Les évaluateurs n’ont] jamais été embauchés pour préparer une estimation de la valeur marchande réelle et n’ont jamais prétendu le faire. Il était imprudent pour [les évaluateurs] d’accepter l’avance sur honoraires telle que définie (basée sur les hypothèses extraordinaires); comme on peut le voir, de telles évaluations sont vulnérables aux abus et aux interprétations fautives. En outre, il semble clair que les évaluations ont été faites négligemment, même en tenant compte des quatre hypothèses extraordinaires. Le juge de première instance a décrit les évaluations comme « une imposture totale », un terme sévère mais justifié en l’occurrence. Toutefois, Abt n’a jamais lu ou ne s’est jamais fié à une évaluation préparée par [les évaluateurs]. Il s’est plutôt fié aux fausses représentations [du conseiller financier et du promoteur] voulant que les valeurs (supposant des hypothèses extraordinaires) soient de justes valeurs marchandes.

104 – Les évaluations sont suspectes, cependant, en l’absence d’une conclusion du juge de première instance à l’effet que les évaluateurs savaient ou auraient dû savoir que leurs évaluations seraient faussement représentées par les autres comme reflétant de justes valeurs marchandes : les évaluateurs ne pouvaient pas être tenus responsables des pertes subies par les Abt.

Donc, même si la cour d’appel n’a pas renversé la conclusion du juge de première instance voulant que l’évaluation et la mise à jour aient été préparées négligemment, elle concluait qu’Abt ne s’était fiée à aucune représentation des évaluateurs, mais plutôt à la fausse représentation des autres sur les conclusions de valeur.

Conclusion

En résumé, les NUPPEC seront un point de référence utilisés par les tribunaux pour déterminer la diligence, les connaissances et les compétences requises pour rendre des services d’évaluation professionnels. Les NUPPEC peuvent établir la norme de diligence, mais l’enquête des tribunaux ira plus loin pour déterminer si les autres éléments nécessaires de la négligence ont été prouvés.


Notes en fin de texte

[i] 2018 BCSC 473, paragr. 146

[ii] Westech,paragr. 163-164

[iii] Westech, paragr. 165

[iv] Westech, paragr. 171

[v] Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 S.C.R. 87 (S.C.C.), p. 110

[vi] 2018 ABQB 313, infirmé en partie 2019 ABCA 16

[vii] Abt [décision de la cour de première instance], paragr. 217

[viii] Abt [décision de la cour de première instance], paragr. 105

[ix] Abt [décision de la cour d’appel], paragr. 96, 102, 104

Cet article est fourni dans le but de générer la discussion et de sensibiliser les praticiens à certains défis présentés dans la loi. Cet exposé ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Toutes les questions relatives aux situations abordées aux présentes devraient être posées à des praticiens qualifiés dans les domaines du droit et de l’évaluation.