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QUESTIONS JURIDIQUES : L’expropriation de facto sera bientôt revue

Évaluation immobilière au Canada

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2021 – VOLUME 65 – Tome 4
QUESTIONS JURIDIQUES : L’expropriation de facto sera bientôt revue
John Shevchuk

PAR JOHN SHEVCHUK

Avocat, C.Arb, AACI (Hon), RI

Dans le droit canadien, il existe une présomption à l’effet que, si l’État saisit une propriété privée, une indemnité sera payée. À l’inverse de ce principe général, il existe un pouvoir de l’État, notamment des administrations locales, d’infirmer les droits de propriété et la valeur associée en réglementant l’utilisation des terres sans indemniser le propriétaire. Un moyen reconnu, mais pas particulièrement efficace de s’opposer à l’infirmation des droits de propriété par la réglementation de l’utilisation des terres, est de réclamer une indemnité sous le principe de l’expropriation de facto (ou expropriation de fait).

Dans les prochains mois, la Cour suprême du Canada révisera la loi concernant l’expropriation de facto1 et il est donc opportun de considérer ce qui est présentement requis pour établir cette cause d’action en prévision d’une nouvelle perspective des tribunaux sur la question.

L’expropriation de facto a été prise en considération par la Cour suprême du Canada, dans Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5 [CP]. CP possédait un corridor terrestre qui n’était plus utilisé dans son service ferroviaire. Le conseil de la Ville de Vancouver a adopté par règlement un plan d’aménagement officiel qui désignait le corridor comme voie publique réservée au transport ou à des fins telles des sentiers patrimoniaux, des sentiers d’interprétation de la nature et des pistes cyclables. L’aménagement contraire au plan était interdit. L’usage comme voie ferrée n’était pas interdit, mais il était non rentable. La cour notait : « Le règlement a eu pour effet d’empêcher d’exploiter le potentiel de réaménagement du corridor et de confiner CP à des utilisations non rentables du terrain. » CP a tenté de faire casser le règlement ou d’être indemnisé pour les restrictions sur l’utilisation du corridor. CP a échoué dans les deux cas.

En ce qui touche la demande d’indemnisation, CP s’est appuyée sur la présomption indiquée ci-dessus que le propriétaire d’un bien doit être indemnisé lorsque l’État saisit sa propriété. CP faisait valoir que le règlement de la Ville constituait une expropriation de facto puisque le règlement empêchait effectivement le réaménagement pour toute exploitation rentable. La Cour suprême du Canada croyait que les réclamations pour expropriation de facto requéraient que la demanderesse prouve deux éléments : 1) l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans la propriété ou découlant de celle-ci, et 2) l’élimination de toutes les utilisations raisonnables de la propriété. La cour était d’avis que CP n’avait prouvé ni l’un ni l’autre. D’abord, la Ville n’avait pas acquis d’intérêt bénéficiaire, mais seulement une certaine assurance que le terrain serait utilisé ou aménagé conformément au règlement. Ensuite, le règlement n’éliminait pas tous les usages raisonnables de la propriété. La cour notait que l’instruction ne considère pas l’utilisation optimale de la propriété, mais plutôt la nature du terrain et l’étendue des utilisations raisonnables attribuées à la propriété. Le règlement n’empêchait pas CP d’exploiter un chemin de fer le long du corridor. Le fait qu’exploiter un chemin de fer serait non rentable n’avait aucun poids dans l’examen de la question.

Si l’expropriation de facto n’était pas disponible dans CP, alors quand le sera-t-elle ? Trois exemples pourraient servir à clarifier cela. Le premier exemple, Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 RCS 101 (CSC) [Manitoba Fisheries], ne traite pas spécifiquement de l’expropriation de facto, mais il aborde quand même les notions de « saisie » et d’expropriation par le gouvernement et il renforce la présomption que l’on ne saisit pas une propriété sans indemnisation. Dans Manitoba Fisheries, l’appelante avait possédé et exploité une entreprise d’exportation de poisson jusqu’à ce que le gouvernement fédéral adopte une loi donnant à un Office fédéral l’exclusivité de telles activités, supprimant du coup l’entreprise de l’appelante. Celle-ci a poursuivi avec succès et obtenu une indemnisation. Le juge Ritchie, écrivant pour la Cour suprême du Canada, déclarait en partie :

    A mon avis, la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce et l’Office qu’elle établit ont eu pour effet de priver l’appelante de l’achalandage attaché à son entreprise en activité et ont, à toutes fins pratiques, rendu inutiles ses biens corporels; en outre, l’achalandage constitue un bien pour la perte duquel l’appelante n’a jamais été indemnisée. Rien dans la Loi n’autorise le gouvernement à prendre possession d’un tel bien sans verser d’indemnité et, puisque je conclus qu’il y a effectivement eu dépossession, je dois conclure que celle-ci n’était pas autorisée vu la règle bien établie que [traduction] « sauf si ses termes l’exigent, une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation » (lord Atkinson, dans l’arrêt Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel, précité).

Dans R. c. Tener, [1985] 1 RCS 533 (CSC) [Tener], le gouvernement de la Colombie- Britannique avait décidé qu’il n’émettrait plus de permis aux mineurs pour qu’ils puissent effectuer des travaux d’exploration dans les claims miniers concédés par Sa Majesté et situés dans le parc provincial Wells Gray; alors, le terrain a été amélioré comme un parc public. La Cour suprême du Canada concluait qu’une expropriation de facto était survenue. La Cour considérait que le gouvernement avait, de fait, repris ce qu’il avait accordé dans les claims miniers en empêchant l’utilisation même pour laquelle les claims avaient été accordés. Qui plus est, il y avait un bénéfice correspondant engendré par l’amélioration du parc public.

Dans Casamiro Resources Corp. v. British Columbia (Attorney General) 1991 CarswellBC 86 (BCCA), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique appliquait Tener à une autre situation impliquant des droits miniers affectés par la création du parc Strathcona. Une combinaison de lois empêchait les détenteurs de droits miniers d’exercer ces droits de propriété. La juge Southin, écrivant pour la cour, déclarait qu’un décret particulier interdisant l’émission de permis pour des claims miniers constituait une expropriation parce que les concessions de la Couronne étaient devenues « des documents dénués de sens ». Dans ses raisons pour le jugement, Son Honneur écrivait en partie :

    … Le fait que le lieutenant-gouverneur en conseil ne qualifie pas cet acte d’expropriation et qu’il n’ait pas suivi les procédures édictées dans l’Expropriation Act ne prive pas le propriétaire des droits accordés à un propriétaire par les parag. 9 et suivants de l’Expropriation Act

Les trois exemples ci-dessus démontrent la possibilité d’une demande d’indemnisation sans la saisie physique d’une propriété, mais il est très difficile de l’emporter sur une forte autorité judiciaire en faveur d’une réglementation sur l’utilisation des terres, même si les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que cette réglementation peut être préjudiciable aux intérêts financiers des propriétaires fonciers. Par exemple, dans Mariner Real Estate Ltd. v. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98 (N.S.C.A.) [Mariner], au parag. 42. J.A. Cromwell écrivait :

    42 Dans ce pays, la réglementation généralisée et restrictive sur l’utilisation des terres est la norme. À quelques exceptions près, cette réglementation est considérée comme ne constituant pas une expropriation indemnisable. C’est un principe juridique établi, par exemple, que la réglementation de l’utilisation des terres qui a pour conséquence de diminuer la valeur d’un terrain ne constitue pas une expropriation… Je veux également citer le texte suivant de l’auteur E.C.E. Todd, dans son ouvrage The Law of Expropriation in Canada, (2e, 1992), pages 22-23 :

         Historiquement, la notion de propriété est perçue comme un faisceau de droits, dont l’un des plus importants est celui de l’utilisateur…

         Aujourd’hui, les principales restrictions sur l’utilisation des terres proviennent des dispositions créées par les autorités publiques sur la planification et le zonage. Par l’imposition, l’élimination ou l’altération des contrôles de l’utilisation des terres, une autorité publique peut faire augmenter ou diminuer considérablement la valeur des terrains en modifiant les utilisations permises qui peuvent en découler. Dans un tel cas, en l’absence d’une disposition législative expresse du contraire, un propriétaire n’a pas droit à une indemnisation ou à tout autre recours, nonobstant le fait que l’approbation de subdivision ou le zonage soit refusé(e) ou que l’aménagement soit bloqué ou gelé, conformément aux pouvoirs législatifs de planification de manière, par exemple, à faciliter l’acquisition future du terrain pour des fins publiques. « D’ordinaire dans ce pays, aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’indemnisation ne suit pas le zonage à la hausse ou à la baisse … (mais) un preneur ne peut se servir du zonage pour déprécier la valeur d’une propriété comme prélude à la saisie obligatoire de la propriété pour une fin publique. … (c’est nous qui soulignons)

Cette juxtaposition de l’expropriation et de la réglementation de l’utilisation des terres était un enjeu dans Halifax Regional Municipality v. Annapolis Group Inc. 2021 CarswellNS 4, autorisation d’interjeter appel auprès la Cour suprême du Canada, 2021 CarswellNS 455/456 [Annapolis]. Annapolis est le véhicule qu’utilisera la Cour suprême du Canada pour revoir la loi sur l’expropriation de facto. La Municipalité régionale d’Halifax (MRH) a adopté une stratégie de planification pour encadrer le développement. Deux désignations s’appliquaient au terrain du propriétaire : 1) Établissement urbain permettant des formes urbaines d’aménagement sur une période de 25 ans, et 2) Réserve urbaine identifiant les terres pouvant être développées au-delà de l’horizon de 25 ans. Le plan comprenait les limites conceptuelles d’un parc régional. Le développement exigeait une résolution du conseil régional de la MRH et l’amendement d’un règlement sur l’utilisation des terres. Le propriétaire voulait développer ce qui nécessitait une phase de planification secondaire pour la propriété effectuée par la MRH, qui a éventuellement adopté une résolution refusant d’initier le processus de planification secondaire. De surcroît, la MRH appuyait activement et promouvait l’utilisation publique de la propriété d’Annapolis à des fins de loisir. Annapolis lançait une poursuite en justice, alléguant que le terrain avait été exproprié de facto.

La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a reconnu le principe juridique voulant que, à moins d’un langage express du contraire dans la législation, celle-ci ne peut être interprétée comme permettant de saisir une propriété sans indemnisation. Pourtant, la cour, s’appuyant sur CP et sur la jurisprudence en matière d’expropriation de facto existant avant CP a conclu que le test à deux volets n’avait pas été dressé.

En arrivant à sa conclusion, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a invoqué un ensemble de cas faisant jurisprudence qui deviendront une partie importante de l’argumentaire sur Annapolis à l’audience judiciaire de la Cour suprême du Canada. Le concept d’« expropriation déguisée » s’est développé au Canada, notamment dans le Code civil du Québec. La Cour suprême du Canada reconnaissait le concept dans Lorraine (Ville) c. 26468926 Québec inc., 2018 CSC 35 [Lorraine]. L’opinion de la Cour d’appel sur l’« expropriation déguisée » est capturée dans les paragraphes 78 à 82 d’Annapolis :

    78 L’affaire au civil Lorraine... ne dicte pas une conclusion contraire. Dans ce cas, le demandeur réclamait une série de recours, incluant une déclaration à l’effet que les règlements étaient une nullité et que l’action de la Municipalité constituait une expropriation déguisée. Seule la présentation rapide de l’action en justice était devant la Cour suprême. Cependant, en rejetant la réclamation, la Cour notait que la réclamation pour expropriation déguisée pouvait se poursuivre.

         79 Le juge des requêtes s’est référé ici à l’extrait suivant des deux paragraphes d’introduction de la décision de la Cour suprême du Canada :

         35 Concernant l’expropriation de facto ou l’expropriation de fait, le concept est abordé dans les paragraphes d’introduction de l’affaire Lorraine rédigés par le juge en chef Wagner de la Suprême Court du Canada :

         1 La notion d’expropriation réfère au pouvoir, pour une autorité publique, de priver un propriétaire de la jouissance des attributs de son droit de propriété sur un bien. Compte tenu de l’importance accordée à la propriété privée dans les démocraties libérales, l’exercice du pouvoir d’exproprier est strictement encadré afin de veiller à ce que les expropriations soient accomplies pour des fins publiques légitimes et moyennant une juste indemnité. Au Québec, la Loi sur l’expropriation, RLRQ, c. E-24, limite l’exercice de ce pouvoir et édicte la procédure à suivre à cet égard.

         2 Dans les cas où une expropriation est effectuée en dehors de ce cadre législatif, pour des motifs obliques, notamment afin d’éviter le paiement d’une indemnité, on dit alors qu’il s’agit d’une expropriation déguisée. Ainsi, lorsqu’une administration municipale exerce abusivement son pouvoir de réglementer les usages permis sur son territoire dans le but de procéder à une expropriation sans verser d’indemnité, deux modes de réparation s’offrent alors au propriétaire lésé. Il peut demander que la réglementation qui a entraîné l’expropriation soit déclarée nulle ou inopposable à son égard. Dans l’éventualité où cette avenue ne lui était plus ouverte, il lui est loisible de réclamer le paiement d’une indemnité correspondant à la valeur du bien dont il est spolié. [soulignement dans l’original]

         80 La déclaration à l’effet que la propriété expropriée en dehors du cadre législatif pour des motifs obliques est « déguisée » ne signifie pas que les deux volets du critère juridique pour l’expropriation de facto n’aient pas besoin d’être remplis.

         81 On l’a affirmé récemment dans Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146 (C.A. Qué.). Après avoir invoqué Lorraine, la Cour déclarait :

         63 Il est depuis longtemps reconnu que pour constituer de l’expropriation déguisée, la réglementation doit être à ce point restrictive qu’elle rend impossible l’exercice du droit de propriété et qu’elle équivaut à une confiscation, dans la mesure où le zonage est utilisé pour exproprier sans indemniser.

         82 Avec respect, Lorraine (Ville) n’étend pas les critères bien établis pour la détermination de l’expropriation de facto. Les motifs ne sont pas des faits substantiels dans le contexte d’une réclamation pour expropriation de facto.

Nous verrons bientôt si l’interprétation actuelle de l’expropriation de facto prévaudra, si le test à deux volets mentionné dans CP demeurera inchangé et quel rôle l’« expropriation déguisée » peut jouer dans la protection des droits de propriété.

Note de fin

1  Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, Cour suprême du Canada, registre 39594

Cet article est fourni dans le but d’alimenter la discussion. Il ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Toutes les questions relatives aux situations abordées ici devraient être posées à des praticiens qualifiés dans les domaines du droit et de l’évaluation.