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QUESTIONS JURIDIQUES: « Valeur marchande » ou « valeur normale » en période de crise économique?

Évaluation immobilière au Canada

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2020 – Volume 64 – Tome 2
QUESTIONS JURIDIQUES: « Valeur marchande » ou « valeur normale » en période de crise économique?
John Shevchuk, avocat-procureur, C.Arb, AACI (Hon), RI

« Valeur marchande » ou « valeur normale » en période de crise économique?

Par John Shevchuk, avocat-procureur, C.Arb, AACI (Hon), RI

Nous entendons généralement par « valeur marchande » le prix convenu par un vendeur et un acheteur consentants, tous deux dûment informés et n’agissant pas sous la contrainte, et que le prix est fixé à une date précise. Le respect de cette définition de « valeur marchande » en période de dépression économique peut avoir de graves conséquences. En période de difficultés économiques, les cours et autres tribunaux chargés de fixer la valeur des biens immobiliers ont toujours cherché des moyens d’atténuer ces conséquences. Alors que nos sociétés se frayent un chemin à travers la pandémie de Covid-19 et ses conséquences, nous pourrions à nouveau assister à des efforts visant à modifier la définition de « valeur marchande » ou à l’interpréter de manière à adoucir les résultats de l’évaluation lorsque les adjudicateurs estiment que des mesures d’allègement sont justifiées. 

Pendant la dépression économique de la fin des années 1920 et des années 1930 (la Dépression), les cours, les tribunaux administratifs, les évaluateurs et les propriétaires fonciers sujets à l’expropriation étaient prêts à donner à la définition de « valeur marchande » une portée plus large que celle exprimée dans le paragraphe précédent. En particulier, certains ont cherché à faire valoir que la « valeur marchande » devrait être modifiée pour signifier la « valeur marchande en temps normal ». 

Dans son ouvrage intitulé The Valuation of Property – A Treatise on the Appraisal of Property for Different Legal Purposes, publié vers la fin de la dépression, James C. Bonbright examine le conflit entre les partisans de la « valeur marchande » et ceux qui défendent la « valeur marchande en temps normal ».     

Bonbright fait référence à l’évaluation des taxes foncières et aux prises de domaine éminentes (expropriations) pour illustrer les positions opposées. Il préfigure peut-être les événements à venir pendant la pandémie actuelle, et pendant un certain temps après, à mesure que l’économie se stabilisera :[i]

La dépression économique en cours a fait ressortir la question de la déflation des prix sous une forme critique, tant en ce qui concerne les évaluations fiscales, où les propriétaires immobiliers souhaitent une faible évaluation, qu’en ce qui concerne les domaines éminents, où ils souhaitent une évaluation élevée.

Pendant la Dépression, les évaluateurs et les autorités fiscales ont cherché à interpréter la législation sur l’évaluation des biens immobiliers de manière à maintenir la valeur des biens immobiliers évalués afin de préserver l’assiette fiscale.  Bonbright a souligné que, dans de nombreuses juridictions américaines, le taux d’imposition maximum imposé par la loi empêchait de compenser une réduction de la valeur des biens immobiliers en augmentant les taux d’imposition pour couvrir la baisse des recettes. La charge financière des gouvernements locaux a été exacerbée par les restrictions sur les emprunts.

En ce qui concerne les expropriations, Bonbright a fait remarquer que, si une indemnisation est reçue alors que le marché est encore déprimé, une propriété de remplacement est éventuellement disponible à la même valeur que celle de la dépression, de manière à ce qu’une partie expropriée ne soit pas désavantagée. Mais il a également reconnu que, si un litige sur le paiement persiste jusqu’à ce que le marché se rétablisse, l’indemnisation sera basée sur les valeurs avant le rétablissement et le propriétaire de la propriété supportera la perte selon la norme de la « valeur marchande ». Dans de tels cas, Bonbright pourrait comprendre le souhait d’une approche modifiée de la norme de la « valeur marchande ».[ii]

Pendant la Dépression, certaines parties ont fait valoir que les bas prix du marché ne devraient pas servir de base à l’évaluation ou à l’indemnisation des expropriations. Certains ont soutenu que les bas prix du marché étaient anormaux et qu’ils augmenteraient à nouveau une fois la dépression passée. Certains tribunaux ont donné leur accord et ont trouvé des moyens d’assouplir les exigences d’évaluation. D’autres tribunaux, en revanche, se sont fermement attachés à respecter la valeur marchande.  Bonbright s’est référé à deux causes judiciaires pour illustrer les positions opposées.  Dans l’une des causes portant sur une expropriation, le tribunal a estimé qu’il serait « manifestement mal fondé » d’adhérer à l’argument selon lequel la juste valeur marchande des terres ne peut être déterminée en période de dépression économique temporaire et que les conditions précédant la dépression devraient régir l’indemnisation. Dans l’autre cas, le tribunal a contourné comme suit ce que beaucoup d’entre nous comprendraient par écrit comme étant la « valeur marchande » :

… la valeur réelle du terrain signifie la juste valeur marchande du terrain, sur un marché équitable, par suite d’une publicité équitable et lors d’une vente équitable en temps normal. Cela ne signifie pas une valeur en période de forte inflation monétaire, ni une valeur en période de grande dépression. La valeur réelle du terrain signifie une juste valeur marchande, un marché équitable en temps normal.

[Soulignement ajouté.]

Bien que cette décision soutenant la valeur du marché en « temps normal » ait été confirmée en appel, beaucoup observeraient, comme Bonbright, que la valeur « à long terme » ou « normale » ne peut pas être estimée intelligemment.[iii]

Néanmoins, Bonbright a admis la possibilité que, interprétée au sens large, la notion de « juste valeur marchande » puisse signifier une valeur hypothétique qui pourrait être réalisée sur un marché « normal ».  Il a spéculé que, selon l’interprétation large, par exemple, un évaluateur « … peut ignorer même les ventes non forcées en temps anormal en faveur des prix qui sont censés prévaloir en temps normal ». Après avoir étudié les cas de l’époque de la dépression dont il disposait, Bonbright a écrit :[iv]

… les causes évoquées ci-dessus reflètent probablement l’attitude générale des tribunaux … On constate un refus quasi universel des tribunaux d’insister sur ces réductions drastiques d’évaluation que demanderait le test des prix actuels du marché. Et l’on constate également que ce refus est fondé sur l’un ou l’autre ou les deux motifs suivants : (a) les prix actuels du marché sont trop anormaux pour refléter les « valeurs réelles » ou les « justes valeurs marchandes », et (b) le contribuable n’a aucun grief à formuler, sauf si sa propriété est relativement surévaluée, de manière à lui imposer une part indue de la charge fiscale de la collectivité.

Avant de conclure que l’approche de la « valeur normale » n’a pas sa place dans la pratique moderne de l’évaluation basée sur la « valeur marchande », il convient de se référer à la déclaration suivante de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Vancouver Assessor, Area No. 9 c. Bramalea Ltd. citée par de nombreux tribunaux au Canada :

10      …  Les tribunaux ont jugé que la « valeur réelle » est le prix que le bien obtiendrait s’il était vendu sur le marché à la date d’évaluation légale dans le cadre d’une transaction au comptant entre des parties informées, à la fois libre de toute contrainte et non influencée par des considérations spéculatives ou par une « valeur spéciale » que le bien pourrait avoir pour un acheteur particulier, ce qu’il n’aurait pas autrement. La « valeur réelle » se situe quelque part au milieu de la fourchette dans laquelle ces parties s’arrangeraient, ni « indûment élevée » ni « indûment basse » : Sun Life Assur. Co. of Can. c. Montreal, [1950] S.C.R. 220, [1950] 2 D.L.R. 785; Stock Exchange Bldg. Corp. c. Vancouver, 61 B.C.R. 205, [1945] 2 W.W.R. 248, [1945] 2 D.L.R. 663 (C.A.).

Il y a quelques points à noter au sujet de l’affaire Bramalea. Premièrement, c’était à une époque où la Loi sur l’évaluation foncière RSBC 1996, c. 20, ne définissait pas spécifiquement la « valeur réelle » comme la valeur marchande du droit en fief simple sur les terres et les améliorations. Toutefois, la jurisprudence de l’époque établissait une équation entre la « valeur réelle » et la « valeur marchande ». Deuxièmement, l’affaire portait sur la position de la valeur réelle par rapport à l’évaluation équitable, cette dernière l’emportant sur la première si la valeur équitable était inférieure à la valeur réelle. Cela dit, les mots « valeur réelle » peuvent-ils être interprétés comme se situant quelque part au milieu de la fourchette dans laquelle ces parties s’accorderaient, c’est-à-dire, ni « indûment élevée » ni « indûment basse »? Cela pourrait-il servir de base à un tribunal pour accepter une approche de « valeur normale » ou pour écarter au moins partiellement ce qui est considéré comme une valeur extrêmement faible dans une économie fortement déprimée? Cette possibilité est-elle d’autant plus réelle dans un environnement où il n’y a pas de ventes, ce qui nécessite une évaluation par des méthodes moins directes?

Les perspectives actuelles

En mars 2020, l’International Valuation Standards Council (IVSC) a publié une lettre d’orientation intitulée Dealing with Valuation Uncertainty at Times of Market Unrest, en réponse aux défis posés par la pandémie de la Covid-19. En identifiant la volatilité actuelle des marchés, les auteurs de la lettre ont écrit que « ces temps sont rendus encore plus intéressants en ce qui concerne l’évaluation, car les évaluateurs doivent évaluer des actifs, où il y a peu ou pas de preuves comparables et où tous les marchés sont confrontés à un avenir incertain ». On peut faire remarquer que ce n’est pas la première fois que les évaluateurs, y compris les experts immobiliers, doivent faire face à une pénurie de preuves du marché et nous savons tous que l’avenir est toujours incertain, mais nous vivons une période exceptionnelle. Le défi est peut-être encore plus grand si le dernier paragraphe de la lettre de l’IVSC doit être pris à cœur par les évaluateurs. Ce paragraphe dit :

Les évaluateurs ne doivent pas appliquer les critères d’avant la crise à leurs évaluations car cette approche repose sur l’hypothèse potentiellement erronée que les valeurs reviendront à leurs niveaux d’avant la crise et il n’y a aucun moyen de prédire que cette hypothèse est en fait exacte.

Ces orientations plaident-elles en faveur de la « valeur marchande » ou de la « valeur marchande en temps normal »? Il est juste de supposer que la pandémie a fait et continuera de faire baisser les valeurs immobilières. Ce que l’IVSC a identifié, c’est l’« incertitude de l’évaluation » pour les évaluateurs lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur d’un bien immobilier. On peut se demander comment les évaluateurs vont maintenant évaluer des biens immobiliers sans aucune preuve de marché et sans l’interdiction d’appliquer les critères d’avant la crise. Quels seront les nouveaux critères et de quelles sources les évaluateurs tireront-ils des approximations de valeur? Comment la norme commune de « valeur marchande » sera-t-elle testée? Les cours et les tribunaux s’emploieront-ils à contourner les contraintes et les conséquences de l’évaluation fondée sur la valeur marchande?

L’avenir s’annonce intéressant.


[i] ibid., p. 418

[ii] ibid, p. 34 et 71

[iii] ibid, pp. 33-34

[iv] ibid., pp. 464-470