QUESTIONS JURIDIQUES
Évaluation immobilière au Canada
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Arbitrages : vie privée, confidentialité et l’évaluateur
Par John Shevchuk,
AACI (Hon), avocat, C.Arb, RI
Les membres de la profession d’évaluateur professionnel connaissent bien l’arbitrage commercial en tant que témoins d’opinion experte et comme arbitres. Ils comprennent qu’une caractéristique attrayante de l’arbitrage commercial est la nature privée du processus de résolution des différends. Cependant, cela ne signifie pas que les arbitrages commerciaux sont nécessairement confidentiels.
Comprendre les limites de la confidentialité dans les arbitrages commerciaux peut intéresser les évaluateurs immobiliers d’au moins trois façons : 1) accès au dossier de travail d’un évaluateur et rapport d’évaluation préparé pour l’arbitrage; 2) accès aux transcriptions enregistrant la preuve d’un évaluateur durant une audience d’arbitrage; et 3) divulgation de la sentence arbitrale finale discutant du témoignage d’opinion de l’évaluateur.
Vie privée et confidentialité
Dans les arbitrages, la vie privée concerne qui peut participer et qui peut assister à une procédure d’arbitrage. Dans Arbitration Law of Canada: Practice and Procedure,i l’auteur J. Brian Casey évoque la jurisprudence anglaise, qui déclare que les parties à un arbitrage peuvent présumer que leur arbitrage sera conduit en privé. Dans notre pays, la Cour d’appel de Colombie-Britannique reconnaissait la vie privée comme « le caractère central de l’arbitrage » dans un cas où Translink, fournisseur public des services de transport dans les basses-terres continentales de la Colombie-Britannique, avait tenté d’initier un arbitrage impliquant plusieurs entrepreneurs embauchés sous des contrats distincts sans le consentement desdits entrepreneurs.ii Au cours de son rejet de la tentative de Translink de consolider les arbitrages distincts dans une seule procédure sans l’accord des entrepreneurs, le tribunal a soulevé le point que sans l’accord des parties, les étrangers à un arbitrage doivent être exclus de la conduite de l’arbitrage.
En revanche, la confidentialité ne peut être présumée.iii Alors qu’une certaine autorité judiciaire supporte la confidentialité implicite des arbitrages, la question n’est pas résolue au Canada.iV Par conséquent, il est prudent de déterminer si la confidentialité est prévue dans : a) l’accord ou la demande de recourir à l’arbitrage; b) les règles que les parties peuvent avoir adoptées pour régir la procédure d’arbitrage; et
c) la législation sur les procédures gouvernant l’arbitrage.
Accords/demandes de recourir à l’arbitrage
Un accord de recourir à l’arbitrage signifie généralement une entente conclue avant qu’un différend ne survienne. L’accord peut être aussi simple qu’une clause dans un contrat stipulant que tout différend entre les parties sera soumis à l’arbitrage. Par exemple, les baux commerciaux avec des options de renouvellement et des dispositions sur les révisions/rajustements du loyer contiennent souvent de brèves clauses d’arbitrage, indiquant peut-être seulement la loi qui gouvernera l’exercice mais n’invoquant aucun autre élément comme la confidentialité.
Les demandes de recourir à l’arbitrage sont déposées lorsqu’un différend survient et que les parties conviennent de soumettre leur différend à l’arbitrage. Le document de présentation sera probablement plus complet et abordera les questions de procédure, incluant les niveaux requis de confidentialité.
Loi sur l’arbitrage
Si les parties à un arbitrage ne prévoient pas la confidentialité dans leur accord d’arbitrage ou leur demande de recourir à l’arbitrage, la loi régissant la procédure en la matière pourra le faire. Par exemple, la loi britanno-colombienne sur l’arbitrage traite expressément de la confidentialité. L’Arbitration Act, SBC 2020, c. 2, encadrant les arbitrages domestiques, prévoit ce qui suit à l’article 63 :
Vie privée et confidentialité
63 (1) Sauf convention contraire des parties, toutes les audiences et réunions sur les procédures arbitrales doivent être tenues en privé.
(2) Sauf convention contraire des parties, les parties et le tribunal arbitral ne doivent divulguer aucun de ces éléments :
(a) procédures, preuves, documents et information liée à l’arbitrage qui n’appartient pas autrement au domaine public;
(b) une sentence arbitrale.
(3) Le paragraphe (2) ne s’applique pas si la divulgation est
(a) requise par la loi,
(b) requise pour protéger ou poursuivre un droit légal, y compris pour les fins de préparer et présenter une réclamation ou une défense dans les procédures arbitrales ou encore de renforcer ou contester une sentence arbitrale, ou
(c) autorisée par un tribunal compétent.
Voir également l’International Commercial Arbitration Act de la Colombie-Britannique, RSBC 1996, c. 233, article 36.01.
Règles de l’Institut sur l’arbitrage
Il existe plusieurs organisations d’arbitrage, chacune ayant sa propre série de règles de procédure visant l’arbitrage, incluant des règles sur la confidentialité. Les règles de l’Institut d’arbitrage et de médiation du Canada (IAMC) sont un exemple :v
4.18 Protection des renseignements confidentiels et caractère privé de l’arbitrage
4.18.1 À moins que les parties n’en conviennent autrement, l’arbitrage est privé.
4.18.2 À moins que les parties n’en conviennent autrement, les parties, toute personne qui assiste à une partie des séances ou des rencontres d’arbitrage, le Tribunal d’arbitrage et l’Institut sont tenus de préserver la confidentialité de tous les Renseignements confidentiels, à moins que leur divulgation ne soit :
(a) ordonnée par une cour de justice;
(b) nécessaire dans le cadre d’un recours en révision ou à l’exécution forcée d’une sentence arbitrale; ou
(c) exigée par la loi.
4.18.3 Le Tribunal d’arbitrage statue sur toute question qui concerne la protection des Renseignements confidentiels ou le caractère privé de l’arbitrage (ou les deux) conformément à la présente Règle.
4.18.4 Les Règles n’interdisent pas la divulgation de ces Renseignements à l’assureur, au vérificateur, à l’avocat ou au conseiller d’une partie, ni à toute autre personne ayant un intérêt financier direct dans l’arbitrage. Toute personne qui reçoit ainsi des Renseignements confidentiels doit en préserver la confidentialité et les utiliser uniquement aux fins de l’arbitrage. Elle ne doit pas les utiliser, ni permettre qu’ils soient utilisés, à d’autres fins, à moins que les parties n’en conviennent autrement ou que la loi n’exige le contraire.
Les règles de l’IAMC définissent les « renseignements confidentiels » et le « document » de la manière suivante :
Renseignements confidentiels inclut l’existence d’un arbitrage et notamment les rencontres, les communications, les Documents, la preuve, les sentences arbitrales, les jugements, les ordonnances et les décisions du Tribunal d’arbitrage se rapportant à l’arbitrage.
Document a un sens large et comprend une photographie, un film, un enregistrement sonore, une copie permanente ou semi-permanente et les renseignements enregistrés ou conservés sur quelque support que ce soit, incluant les données électroniques.
L’étendue de la confidentialité par l’entente des parties, par la législation ou par les règles adoptées pour l’arbitrage peut varier et elle varie effectivement. Il faut aussi se souvenir qu’un accord ou une demande de recourir à l’arbitrage étant contraignant seulement pour les parties à l’arbitrage, d’autres mesures sont nécessaires pour assurer que les participants non-parties à l’arbitrage (c.-à-d. témoins, conseillers) soient d’une manière ou d’une autre contraints de respecter les clauses de confidentialité. La règle 4.18.4 de l’IAMC tente de corriger cette situation, mais c’est peut-être qu’elle alerte simplement les parties à l’arbitrage sur la nécessité qu’elles imposent des clauses de confidentialité aux non-parties qu’elles impliquent dans l’arbitrage. Par exemple, c’est chose courante que d’inclure des dispositions sur la confidentialité lorsqu’on demande à des experts de témoigner dans une audience d’arbitrage.
Exceptions aux exigences de confidentialité
Quand un accord, un texte de loi, une règle ou une ordonnance arbitrale de confidentialité existe, la question se pose à savoir s’il y a des exceptions. Les exemples de lois et de règles évoqués ci-dessus indiquent certaines exceptions par leurs clauses mêmes. Par exemple, en vertu de la loi sur l’arbitrage de la Colombie-Britannique, ce n’est pas une violation de confidentialité de divulguer des renseignements confidentiels conformément à une ordonnance du tribunal ou à l’application d’une sentence arbitrale. Les règles de l’IAMC permettent expressément la divulgation à certains conseillers professionnels.
Pour aborder l’enjeu de la confidentialité de façon plus personnelle, est-ce qu’un rapport exprimant une opinion sur la valeur rédigé par un évaluateur pour une procédure d’arbitrage peut être dévoilé dans une procédure de plainte subséquente en vertu des Règlements consolidés de l’Institut canadien des évaluateurs (ICE) ? Dans ce scénario, présumez que les règles de l’IAMC ont été adoptées. Sauf convention contraire des parties, les règles de l’IAMC prétendent imposer un devoir de confidentialité à toutes les personnes qui assistent à une partie quelconque des procédures arbitrales. Ces renseignements confidentiels comprennent des documents (tels que définis par les règles de l’IAMC) et la preuve, p. ex. les rapports d’évaluation et les témoignages de vive voix concernant ces rapports.
Présumez en outre que c’est la partie adverse qui veut loger une plainte auprès de l’ICE pour une violation alléguée des Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC). Si la partie qui retient l’évaluateur ayant présumément violé les NUPPEC y consent, il semble que cela n’entrave pas les règles de l’IAMC. S’il n’y a pas de consentement, alors la partie souhaitant déposer la plainte devra s’appuyer soit sur la règle 4.18.2(a) de l’IAMC [divulgation ordonnée par une cour de justice], soit sur (c) [divulgation exigée par la loi] pour éviter une allégation que l’exigence de confidentialité a été violée.
Comme les NUPPEC et les Règlements consolidés de l’ICE ne sont pas des textes de loi et ne fourniraient pas en eux-mêmes une exception selon les règles de l’IAMC, il faut déterminer dans quelles circonstances les accords de confidentialité dans l’arbitrage peuvent être contournés. Au moins cinq catégories d’exception ont été analysées dans la jurisprudence :vi
(i) consentement exprès ou implicite de la partie à l’arbitrage ayant initialement produit les éléments matériels;
(ii) ordonnance du tribunal, p. ex. une ordonnance de divulguer les documents générés par l’arbitrage en vue d’une action subséquente ou d’un arbitrage subséquent du tribunal;
(iii) autorisation du tribunal, mais les motifs pour obtenir l’autorisation ne sont pas clairs;
(iv) divulgation raisonnablement nécessaire pour protéger les intérêts légitimes d’une partie à l’arbitrage; et
(v) intérêts de la justice / intérêt public.
En supposant l’absence de consentement, les deux exceptions qui pourraient s’appliquer sont la protection des intérêts légitimes d’une partie à l’arbitrage et les intérêts de la justice / l’intérêt public. Concernant l’exception des intérêts légitimes, il pourrait être difficile d’articuler l’intérêt réel à protéger. La plainte pourrait mener à une sanction contre l’évaluateur, mais elle ne fournira pas de remède direct pour le plaignant.
Quant à l’exception des intérêts de la justice / de l’intérêt public, les tribunaux anglais ont permis la divulgation des éléments matériels d’un arbitrage antérieur qui doivent être utilisés dans une procédure subséquente pour contre-interroger un témoin si l’on croit qu’il a dévié de son témoignage assermenté lors dudit arbitrage.vii Dans un cas en Ontario, une ordonnance que les transcriptions de la preuve d’un arbitrage soient produites dans une poursuite judiciaire a été réconciliée avec l’attente de confidentialité de la façon suivante :viii
56 Je suis d’avis qu’il y avait une attente de confidentialité dans l’arbitrage. Habituellement, la relation d’arbitrage bénéficie grandement de l’élément de confidentialité. La confidentialité des procédures d’arbitrage devrait être favorisée afin de maintenir l’intégrité du processus d’arbitrage. Je ne crois pas que la confidentialité soit essentielle au processus d’arbitrage … En comparant les intérêts servis par la confidentialité aux intérêts servis par la détermination de la vérité et la disposition correcte du litige, je ne pense pas qu’il faille élever la confidentialité des procédures d’arbitrage au statut de privilège, comme le secret professionnel qui lie un avocat à son client ou la dispense de témoigner d’un conjoint ou, à l’occasion, le secret professionnel entre médecin et patient ou entre conseiller spirituel et pénitent. Je ne suis pas persuadé que la confidentialité de la procédure d’arbitrage – incluant la nécessité d’encourager la véracité de la preuve qu’on y présente – soit si importante qu’elle l’emporte sur la nécessité de justice dans ce tribunal si cela exige la divulgation. Le principe à protéger avec un tel privilège ne va pas au cœur de notre système juridique adversatif, de la Charte ou d’autres valeurs sociétales. Les privilèges reconnus reposent sur le besoin de divulguer franchement des renseignements potentiellement préjudiciables pour obtenir les conseils adéquats ou sur le besoin de préserver une relation importante sur le plan social. Même ces privilèges ont une portée limitée et sont sujets à une exception si la partie ayant droit aux privilèges remet en question le conseil ou le contenu de la divulgation ou si d’autres considérations primordiales fondées sur la justice prévalent.
Sous la rubrique générale des intérêts de la justice / de l’intérêt public, la divulgation des éléments matériels d’une évaluation présumément incriminants pourrait être justifiée dans l’avancement d’une plainte, mais le plaignant ne voudrait-il pas d’abord obtenir une ordonnance de la cour autorisant la divulgation pour éviter de possibles répercussions en divulguant l’information confidentielle ? Cela soulève la considération additionnelle sur le remède pour violation du devoir d’assurer la confidentialité de toutes les questions liées à l’arbitrage. Une poursuite en justice pour dommages-intérêts est possible, mais elle variera d’un cas à l’autre : quel préjudice, le cas échéant, une partie innocente a-t-elle subi en raison d’une divulgation inappropriée ?ix
Conclusion
Les évaluateurs qui acceptent des contrats de service dans une situation d’arbitrage devraient comprendre parfaitement les exigences de confidentialité dans les services qu’ils rendront et être bien sûrs qu’ils pourront s’y plier. Bien que cela ne doive pas affecter la qualité du travail effectué, ils feront bien de penser à l’éventualité d’une divulgation de leur produit du travail, des témoignages ainsi que des ordonnances et des montants accordés par le tribunal d’arbitrage. Si un évaluateur reçoit une demande de divulguer des renseignements visés par une clause de confidentialité, il fera preuve de sagesse en s’assurant que la demande est fondée afin d’éviter une violation d’un devoir de confidentialité qu’il aurait pu accepter.
Notes de fin
i J. Brian Casey, Arbitration Law of Canada: Practice and Procedure (Huntington, New York: JurisNet LLC, 2017), pp. 271, 272
ii South Coast British Columbia Transportation Authority v. BMT Fleet Technology Ltd., 2018 BCCA 468, paragr. 31, autorisation d’appel rejetée 2019 CarswellBC 1601
iii Arbitration Law of Canada: Practice and Procedure, p. 272
iv Voir p. ex. Hi-Seas Marine Ltd. v. Boelman, 2006 BCSC 488 paragr. 61-66, appel rejeté 2007 BCCA 137; London and Leeds Estates Ltd. v. Paribas Ltd. (No. 2), [1995] 1 E.G.L.R. 102
v Règles d’arbitrage de l’IAMC, version 2 entrée en vigueur le 1er décembre 2016 (https://adric.ca/rules-codes/arbrules/); voir aussi Vancouver International Arbitration Center – International Commercial Arbitration Rules of Procedure tel qu’amendé le 1er janvier 2000, article 18
(https://vaniac.org/arbitration/rules-of-procedure/international-commercial-arbitration-rules-of-procedure/)
vi Hi-Seas, paragr. 65
vii London and Leeds Estates Ltd.
viii Adesa Corp. v. Bob Dickenson Auction Service Ltd., 2004 CarswellOnt 5087, [2004] O.J. No. 4925 (Ont. S.C.J.), paragr. 56
ix Voir p. ex. B&L Holdings Inc. v. SNFW Fitness BC Ltd., 2018 BCSC 849 où une demande reconventionnelle a été présentée contre le plaignant, alléguant une violation d’un accord de recourir à l’arbitrage et une violation des dispositions sur la confidentialité dans le cadre de l’arbitrage.
Cet article est fourni dans le but de générer la discussion. Il ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Toutes les questions relatives aux situations abordées ici devraient être posées à des praticiens qualifiés dans les domaines du droit et de l’évaluation.